Chroniques littéraires


      Triste tigre

      Neige Sinno

      Les éditions P.O.L, 2023 (165 p)

      L’impasse littéraire

      La narratrice de ce récit raconte le viol qu’elle a subi de 7 à 14 ans. Elle essaie de mettre en scène, tant qu’elle le peut, le choc et la douleur que ce crime a provoqués dans sa vie. Elle nous invite également à l’accompagner dans son propre itinéraire et à revivre son douloureux vécu, elle qui avait presque sept ans quand le nouveau compagnon de sa mère a commencé à abuser d’elle. Elle s’est alors trouvée victime, isolée et murée dans le silence sans aucun secours. Le choc du traumatisme a évidemment bouleversé la chronologie des faits dans la mémoire de l’adulte qui écrit. Elle -- l’adulte -- revient alors sur ces faits pour observer à nouveau et examiner les lieux des sévices, la cave, le lit conjugal, toutes les pièces de la maison, sa maman et l’agresseur ainsi que les sentiments qu’elle vivait pendant cette période si pénible.

      C’est un ouvrage impressionnant, plein de douleurs, de tristesse et d’atrocités. Le texte nous livre, en effet, une palette d’émotions qui va de la douceur à l’agression, de l’apaisement à la folie. Ce qui m’a beaucoup plu dans ce roman de

      Sinno est la manière de raconter des faits terribles d’inceste pédophile avec beaucoup de courage et de transparence. De surcroît, le fait de se mettre dans la peau de l’agresseur bouleverse notre horizon d’attente et nous met dans une situation déstabilisante.

      On pense que l’adulte écrit pour pouvoir guérir de son passé et se donner une chance enfin de vivre un futur réconcilié avec un passé enfin dépassé. Mais non, la narratrice ne trouve pas l’abri requis dans la littérature :

      J'ai voulu y croire, j'ai voulu rêver que le royaume de la littérature m'accueillerait comme n'importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l'art, on ne peut pas sortir vainqueur de l'abjection. La littérature ne m'a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée.

      Selon Sinno, la littérature et l’écriture paraissent dans ce roman comme une enquête échouant à permettre à cette femme de se rassurer, de survivre en continuant à vivre.

      Maha Abu Elayyan

      Département de français

      Faculté des Langues étrangères

      Université de Jordanie, Jordanie


      L’Échiquier

      Jean-Philippe Toussaint

      Éditions de Minuit, 2023 (256 p.)

      Appréhender l’échec tout comme la réussite

      Avec L'Échiquier, Jean-Philippe Toussaint nous invite à naviguer avec lui à travers soixante-quatre chapitres, évoquant chaque case de l'échiquier comme une facette de sa vie dédiée à la littérature. Chaque chapitre devient dès lors une opportunité pour lui de partager son amour de la littérature et les événements qui l'ont façonné. Tout comme une partie d'échecs, le livre s'ouvre sur le déploiement de ses fragments, explorant sa jeunesse, ses amitiés et les souvenirs de sa maison paternelle, pour conclure par un final où le Roi atteint le mat. Toussaint nous présente un texte qui se raconte, s'invente et se recrée, mettant en lumière le désir de l’auteur de dévoiler son passé, en particulier ses liens avec le jeu d'échecs. Les soixante-quatre chapitres du livre, en parallèle aux cases de l'échiquier, servent de fil conducteur, remontant jusqu'aux origines les plus lointaines de son enfance.

      Il y est question d'une crise personnelle et existentielle de Toussaint qui évolue avec l'âge, entrelaçant habilement cette crise avec les circonstances extérieures de la COVID-19, qui imposa un confinement sévère. Le roman nous relate l'expérience de l'auteur pendant le confinement de 2020, mettant en lumière des moments clés de sa vie. La marche à travers son école d'enfance, sa jeunesse, ses lieux familiaux et son évolution personnelle. L'utilisation métaphorique de l'échiquier et les références à des endroits spécifiques construisent un récit explorant le temps, la mémoire et des questions existentielles liées à la vision du monde de Toussaint. La rencontre de l'auteur avec Madeleine marque le début d'une inspiration continue pour ses textes. Le récit évoque leurs rencontres, leurs liens avec la nature, et notamment avec la terre. Ces souvenirs, illustrés d'anecdotes, montrent l'influence de Madeleine sur la vie de l'auteur. Des années plus tard, ils se marient et assistent à un tournoi d'échecs où Gilles Andrott, ancien joueur d'échecs, apparaît dans la vie de l'auteur.

      Jean-Philippe Toussaint a pu dans ce récit nous inviter à méditer sur les dilemmes éthiques et à accepter les échecs du destin. On ne pourra ainsi jamais surmonter nos échecs qu’en apprenant à les appréhender puis à les accepter. Ce qui importe pour gagner est précisément l’attitude que l’on adopte face à ces échecs.

      Suleiman Alkhmous et Lama Hadia

      Département de français

      Faculté des Langues Étrangères

      Université de Jordanie, Jordanie

      L’Échiquier

      Jean-Philippe TOUSSAINT

      Éditions de Minuit, 2023 (256 p.)

      Le jeu de la vie

      « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement » (ch.1) : c’est par ces mots que Jean-Philippe Toussaint commence sa chronique autobiographique. J.-P. Toussaint est un écrivain belge contemporain auteur d'une dizaine de romans, tous publiés aux éditions de Minuit. Ils se caractérisent par un style minimaliste. L’auteur nous y raconte sa vie personnelle en 64 chapitres qui correspondent aux 64 cases du tablier de jeu « L’Échiquier ». Ainsi présente-t-il son enfance, ses travaux de traduction et ses réflexions sur le jeu d'échecs.

      Dans ledit roman, nous observons que l’auteur revient sur son passé et ses projets pendant le confinement de 2020. Cette crise sanitaire a été pour lui l’occasion de réécrire après une période d’arrêt assez longue. En racontant un souvenir assez pénible, il donne un petit aperçu sur son passé, raison pour laquelle le roman relève du genre « autobiographique ». Nous remarquons que le titre de son livre correspond à celui de Stefan Zweig, intitulé Le Joueur d’échecs, signe de l’admiration de Toussaint pour cet auteur. Par ailleurs, d’un point de vue psychologique, le cerveau de l’être humain ne peut pas mémoriser des moments de la vie selon un ordre chronologique, mais dégage plutôt les idées d’une manière spontanée et chaotique. Ce qui explique la répartition du roman, chaque chapitre représentant une nouvelle histoire de sa vie.

      Rien n’est plus étonnant que la disparité entre les longueurs des chapitres. En effet, il existe des chapitres très courts tels que le premier chapitre qui contient une seule phrase et d’autres qui sont trop longs. Cette différence apporte un éclairage sur les moments importants de sa vie ou montre au contraire les blancs de la mémoire. Mais quelle brillante idée de diviser le récit en 64 chapitres afin de référer à l’échiquier ! La vie humaine n’est cependant pas un jeu ! Le lien de correspondance entre la vie et le jeu s’éclaire selon ces trois possibilités : nous pourrions gagner notre vie à travers de meilleures décisions, nous pourrions échouer en faisant des faux pas ou nous pourrions encore rester seuls quand les autres partent. De plus, on notera que la forme des chapitres est fort variée dans la mesure où certains chapitres relèvent de l’actualité et non point du passé, comme dans « Le chapitre 13 ».

      Malgré les décisions que nous croyons prendre, le destin a toujours un autre choix. Pour cette raison, nous sentons que l’être humain est comme une marionnette incapable de réaction face au sort. Une philosophie pessimiste quant à la destinée se profile entre les lignes. Via cette autobiographie, J.-P. Toussaint nous transmet un message, qui est l’idée de l’instabilité. Il critique les comportements incompréhensibles des êtres humains, et tente de montrer que la peur excessive de la Covid-19 est inutile car le destin contrôle tout. Ironisant ainsi sur les mesures barrières face à cette crise, il décrit d’un mot tous les remous autour de l’épidémie : « Tout ce cirque » (ch.12).

      En guise de conclusion, nous dirons que ce récit est une plongée introspective dans les profondeurs de l’écrivain. Nous avons constaté que l’écriture était un refuge le protégeant de tous les troubles qui l’entourent. Il trouve ainsi le bon moment pour dégager ses réflexions et mettre en lumière son passé. En un mot, ce récit est bel et bien « l’échiquier de la mémoire ».

      Toka Mohamed Abd El-Aziz

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte

      Veiller sur elle

      Jean-Baptiste Andréa

      Éditions L’iconoclaste, 2023 (592 p.)

      Hommage à l’art italien

      Jean-Baptiste Andrea est un écrivain, scénariste et réalisateur français. Il a grandi à Cannes (Institut Stanislas), avant de faire ses études à l’Institut d’Études Politiques de Paris et à l’ESCP-Europe. Ses œuvres connaissent un grand succès. Elles sont couronnées de prix réputés dans le milieu littéraire : le Grand Prix RTL-Lire Magazine Littéraire 2021, le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs, le Prix Livres & Musiques, le Prix Relay des Voyageurs Lecteurs, etc. En tant que réalisateur, il a travaillé sur plusieurs films, très différents, allant du fantastique au thriller policier, en passant par le burlesque : Hellphone (2007), Dead End (2007), Big nothing (2007) et La Confrérie des Larmes (2014).

      « Veiller sur elle » est un roman qui se présente comme une saga fascinante qui explore les intrications de l’amour, de l’art et de l’histoire italienne au cours du XXe siècle. Dans cette épopée, les destins entrelacés de Mimo, Michelangelo Vitaliani de son vrai nom, et Viola Orsini captivent les lecteurs à travers près de 600 pages riches en émotions.

      L’histoire commence dans les années 80, alors que Mimo achève ses jours dans un couvent en Italie, à proximité de sa Pietà, un chef-d’œuvre sculpté par ses mains habiles. Cette statue, mystérieusement dissimulée par le Vatican, devient le point focal du récit. À travers les souvenirs de Mimo, le lecteur est transporté des tranchées de la Première Guerre mondiale à la tourmente de la Seconde, tout en plongeant dans les détours de l’histoire de l’art italien.

      La relation entre Mimo, issu d’une modeste naissance, et Viola, héritière de la prestigieuse famille Orsini, constitue le fil conducteur de l’intrigue. Leur amitié persiste malgré les différences sociales, faisant de Viola un mentor crucial pour Mimo. Ce dernier, malgré les railleries liées à sa petite statue, persiste dans sa passion pour la sculpture, façonnant ainsi son destin au fil des épreuves.

      Le roman excelle dans la caractérisation des personnages, notamment Mimo et Viola, dont l’amitié surpasse les difficultés. Viola, figure féminine mémorable, incarne l’émancipation à une époque où le destin des femmes semblait prédestiné dès leur naissance. Enfin, la révélation finale des secrets entourant la Pietà offre une conclusion intrigante et élégante à cette saga poignante. L’analyse des milieux sociaux, en particulier de la haute société italienne, dévoile une représentation nuancée des comportements et des relations de pouvoir.

      L’intégration habile du contexte historique, avec la montée du fascisme en toile de fond, confère une profondeur supplémentaire au récit. Les références à Michel-Ange et à d’autres maîtres de l’art italien enrichissent le voyage du lecteur à travers l’histoire de l’art, ajoutant une dimension métaphorique subtile à la simplicité de la sculpture selon Mimo.

      La révélation finale des secrets entourant la statue de Mimo est traitée avec subtilité, ajoutant une touche de suspense et invitant le lecteur à la réflexion. Cette élégance dans la conclusion du roman s’harmonise avec l’ensemble du récit, renforçant l’impact émotionnel de l’histoire.

      Pour conclure, nous pouvons dire que le roman est présenté comme un hymne poétique à la beauté, aux artistes italiens et au lien étroit entre l’amour et l’art. De plus, les réflexions profondes sur la condition féminine, la dynamique sociale et les défis individuels ajoutent des couches de complexité au récit. Cette œuvre promet une plongée captivante dans l’Italie du XXe siècle, où l’histoire, l’amour et l’art se mêlent pour former une œuvre littéraire exceptionnelle.

      Ce roman fascinant nous transporte à travers une aventure vibrante, explorant divers thèmes tels que l’art, l’amour et la politique. Il se présente comme une fresque riche en éléments

      religieux et historiques. Il m’a plu malgré quelques moments où l’intrigue ralentissait un peu. Une telle lecture offre un véritable voyage, bien qu’elle soit parfois ponctuée de quelques longueurs.

      Hanine Ahmed Abdel Moneim

      Département de Français

      Faculté de langues (Al-Alsun)

      Université Ain-Shams, Egypte

      Une façon d'aimer

      Dominique Barbéris

      Éditions Gallimard, 2023 (208 p.)

      Une Mélodie dans l'Ombre

      « S’il ne reste aucune trace, est-ce qu’on ne peut pas douter de ce qu’on a vécu ? » Dans la pénombre oubliée d'un repli caché, des figures effacées et des amours évanescentes appellent Barbéris. Ils lui susurrent les accords d'une mélodie douce, imprégnée de la réminiscence du passé. Une symphonie familière à tous, mais dont les paroles échappent à une mémoire exhaustive. Par peur de laisser s'évanouir chaque nuance, elle livre à sa narratrice les feuillets intimes de son histoire africaine, insufflant à ces pages une chaleur familière. D'un geste délicat, elle caresse du bout des doigts la poussière d'une époque révolue, révélant les mots gravés d'un portrait aux teintes jaunies : « Douala, allée des Cocotiers, 1958 ».

      Après le triomphe de Un dimanche à Ville-d'Avray, Dominique Barbéris nous offre Une façon d'aimer, une preuve transcrite de son Afrique d’enfance illuminant ainsi « le mystère obscur d'avoir vécu ». C’est un roman historique qui nous convie à une escapade dans les années 50 de l'Afrique, évoquant un passé capturé par des photographies qui, avec le temps, ont vu leurs teintes s'estomper. Ce sont des chansons qui chantent « une histoire sage, une vie retirée et discrète traversée d’un bref coup de folie, une romance secrète. », qui rappellent une Madeleine discrète, délicate, énigmatique avec un air de Michèle Morgan. À quoi ressemblait sa vie ? « Difficile de savoir ce qui arrive à une femme ». C'est incroyable comment une simple chanson peut évoquer une palette si riche d'émotions, avec une femme quittant Nantes pour un périple en Afrique après son union avec Guy, qui était éperdument épris d'elle. Sa mère le surnommait toujours "l’Africain", même s'il venait de Vertou, en Loire-Atlantique. C'est au croisement des “ou la la !” de son boy et des bals de Jacqueline que Madeleine fait la rencontre d'un homme d'une quarantaine d'années, de stature moyenne et aux cheveux bruns, « L’homme en question s’appelait Prigent, Yves Prigent ». C'est à l'instant où « Prigent prit Madeleine par la taille » que tout commença à prendre une tournure délicate.

      Si j'avais la possibilité de souligner et d'encadrer chaque page de ce livre, je l'aurais fait volontiers, une dentelle d'une délicatesse remarquable, empreinte d'une féminité subtile, où l'on perçoit dès les premières pages l'oralité d'une femme. C’est un récit que j'ai dévoré avec lenteur, réticente à perdre ne serait-ce qu'une miette de son essence. Je ne puis vous promettre un coup de cœur, mais je peux vous assurer avoir découvert l'ombre, la lumière et une façon d’aimer.

      Lyne Mahfouz

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines II

      Université Libanaise

      Croix de Cendre

      Antoine Sénanque

      Éditions Grasset, 2023, (432 p.)

      Au-delà des cendres ; La croix du Silence

      Prenez place dans un voyage époustouflant à travers les siècles avec Croix de cendre, le tout dernier roman d'André Sénanque. Plongez au cœur de l'histoire médiévale, guidé par une plume acérée qui vous transporte dans les méandres de la vie des moines dominicains.

      Édité par Grasset, cet ouvrage de la collection « Littérature Française » promet une expérience littéraire inoubliable. Préparez-vous à être envoûté par les 432 pages riches en rebondissements et les 52 chapitres qui se succèdent, offrant un rythme haletant à cette saga captivante. L'auteur, connu pour son talent à dépeindre avec audace des univers différents, explore ici les thèmes profonds et universels avec une finesse et une profondeur qui ne manqueront pas de vous captiver.

      Dans un enchevêtrement subtil entre le cerveau et la plume, le neurologue écrivain se sert habilement de ses compétences professionnelles et de son art, pour nous faire revivre l’analepse des moments cruciaux dans la vie de Maître Eckhart (personnage réel). Le destin de ce dernier se mêle à la tragédie du siège de Kaffa en 1348, point de départ de la redoutable Grande Peste qui dévasta l'Europe. Encouragés par Guillaume, le Prieur de leur monastère, deux jeunes dominicains se rendent à Toulouse pour obtenir du vélin et de l'encre spéciale, afin que Guillaume puisse raconter ses souvenirs de moments partagés avec Maître Eckhart. Mais à Toulouse, l'Inquisiteur fait emprisonner l'un des jeunes hommes, dans le but d'obtenir de son ami une copie de l'histoire de Guillaume. L'auteur nous embarque dans un tourbillon de douleurs, de trahisons et de haines, mais aussi dans des moments de sacrifice ultime pour Dieu. Portrait captivant de l'Europe religieuse au 14ème siècle, ce roman nous plonge au cœur d'une époque marquée par des dérives choquantes. Les béguinages, ces communautés de femmes oscillant entre une vie sans véritable engagement religieux et l'hérésie, sont présentés de manière saisissante par l'auteur Antoine Sénanque. En toile de fond, la présence de la Papauté à Avignon et les rivalités féroces entre les ordres dominicain et franciscain ajoutent une tension palpitante à l'intrigue.

      La lecture de ce roman nous rappelle les affres de la trahison de Jésus-Christ, à travers le personnage de Judas Iscariote. Le rôle pernicieux joué par le Pape, semant la peste par le biais de missionnaires dominicains, résonne comme une trahison indirecte envers la foi chrétienne, rappelant la trahison de Judas envers Jésus. Ces éléments se mêlent pour former un tissu complexe de symboles et de nombreuses questions en suspens, révélant les conflits intérieurs et les tourments spirituels des personnages, tout en soulignant les sombres vérités susceptibles d'ébranler les croyances profondément enracinées.

      Dans ce monde impitoyable, le charme est une denrée si rare. Mais chez Antoine Sénanque, avec son univers poétique, désenchanté, caustique, et sa population de messieurs Jadis, on trouve un soupçon de gravité sous une tonne de légèreté.

      Rien de vraiment vital, juste ce petit quelque chose qui fait toute la différence.

      Ce livre n’ouvrirait-il pas un espace de réflexion sur la résurgence du traditionalisme et le spectre du fondamentalisme dans la pratique moderne de nos religions ?

      Viviane El Helou

      Département de Littérature et de Lettres Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines II

      Université Libanaise, Liban


      Veiller sur elle

      Jean-Baptiste Andréa

      Éditions L’iconoclaste, 2023 (592 p.)

      Un dernier souffle

      Les événements du roman ont eu lieu au XXe siècle en 1986 en Italie, où notre héros Michelangelo Vitaliani, surnommé Mimo, raconte son histoire alors qu'il est près de rendre son dernier souffle, sur son lit de mort, après avoir vécu dans l’isolement d’une abbaye italienne pendant 40 ans, à veiller sur son chef-d'œuvre sacré. Il a commencé par les événements de la Première Guerre mondiale, dont l'un des effets douloureux était la mort du père de Michelangelo. En conséquence, sa mère Antonella a décidé de l'envoyer chez son oncle Alberto, qui était violent, cruel et alcoolique, mais Mimo a quand même pu bénéficier quelque peu de son oncle. En effet, il a appris de lui l'art de la sculpture qui a créé des miracles :

      Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper.

      Lorsque Mimo a eu treize ans, un premier changement s'est opéré dans sa vie. Le destin l'a réuni avec Viola, la fille de la famille Orsini, l'une des familles les plus puissantes d'Italie. Ces deux avaient les mêmes ambitions. Viola rêvait de voler, de vivre une vie qui ne serait pas gouvernée par son père, lequel était sur le point de la marier de force à un homme riche. Et Mimo avait l'habitude de rêver de gloire et de richesse pour mettre fin à son état misérable et se débarrasser de sa pauvreté. Ils se rencontraient secrètement dans les tombes de Petra d’Alba, un endroit qui impressionne Viola. Un lien caché d'amitié s'est ainsi développé entre eux, lien que personne d'autre n'a remarqué. Là, ils se sont promis de ne pas être séparés malgré l'impossibilité de pérenniser leur rencontre.

      Pendant ce temps, Mimo réalise sa sculpture, la Pièta qui, à chaque fois qu'il la regarde, évoque pour lui son passé. Elle a surpris tout le monde avec sa beauté, ce qui a ennuyé le Vatican qui l'a soustraite à la vue et a également essayé de la détruire par les mains de Laszlo Toth. C'était l'une des raisons de la renommée de Mimo et en même temps l'une des causes de sa grande tristesse et de ses sacrifices.

      C’est une pietà. Tu sais ce que c’est ?

      – non

      – Une représentation de la mater dolorosa. Une mère qui pleure son enfant au pied de la croix.

      C’est un maître anonyme du dix-septième siècle.

      C’est un roman magique et attirant, plein d'excitation et de mystère. Jean-Baptiste Andréa a pu cultiver une intensité dans son texte, ce qui nous a amené à nous identifier facilement à son univers fictionnel. Ce qui nous a également fait rêver, c’est d’aller visiter les endroits mentionnés dans le texte, stimulés par la description pittoresque et intéressante de lieux.

      Sara Al-Amarneh

      Département de Français

      Faculté de langues étrangères

      Université de Jordanie, Jordanie

      Proust, roman familial

      Laure Murat,

      Éditions Robert Laffont, 2023 (256 p.)

      Un roman de réconciliation avec le passé

      Le roman familial de Proust de Laure Murat explore la découverte par l'auteure du monde de son enfance et du monde de l'aristocratie, en abordant divers aspects liés à Proust, qui vont de l'influence de l'aristocratie sur ses écrits aux détails particulièrement intéressants de sa vie.

      Les sujets incluent en effet une fascination pour les détails aristocratiques, le "syndrome d’Obélix" comme un lien avec le passé et la dualité de l’aristocratie proustienne. Laure Murat se remémore les détails de la vie de Proust, les liens familiaux et les éléments inexplorés de sa vie ainsi que la connexion de son existence avec la relation complexe qu’il entretenait avec sa mère.

      Les fragments du roman offrent une vision riche et nuancée; le texte explore la dualité de la coquille aristocratique, laissant entrevoir le vide derrière la forme pleine. L'auteure décrit également les rencontres de Proust à l'hôtel Murat, ce qui complique les relations familiales; elle relate les recherches sur Albert Le Cuziat, modèle de Proust, et évoque la visite effectuée par ce dernier à Venise. Cela se fait toujours en soulignant les thèmes de l'homosexualité, des relations familiales et des héritages émotionnels: « Proust ayant eu, d’une part, plusieurs inclinations sentimentales et très fugitives pour d’autres femmes, ses grandes amours étant, d’autre part, exclusivement réservées aux hommes. » Les enquêtes sur les photographies et la correspondance perdue ajoutent une dimension inattendue à l'exploration de l'aristocratie proustienne.

      L'auteure nous raconte comment la lecture de À la recherche du temps perdu a changé sa perception du monde, mettant en avant le pouvoir consolant de la littérature pour se comprendre soi-même mais aussi pour mieux saisir la réalité: « À chaque lecture, Proust a modifié ma compréhension du monde », souligne-t-elle. La recherche constante de compréhension et de savoir suscitée par Proust devient dès lors une source d'enrichissement et d'élévation au-delà des douleurs de la vie:

      Et là, ma vie a changé. Proust savait mieux que moi ce que je traversais. il me montrait à quel point l'aristocratie est un univers de formes vides. Avant même ma rupture avec ma propre famille, il m'offrait une méditation sur l'exil intérieur vécu par celles et ceux qui s'écartent des normes sociales et sexuelles. Proust ne m'a pas seulement décillée sur mon milieu d'origine. Il m'a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie, en me révélant le pouvoir d'émancipation de la littérature, qui est aussi un pouvoir de consolation et de réconciliation avec le Temps.

      En somme, Proust se révèle non seulement consolateur mais salvateur pour l'auteure. Enfin, le roman de Laure Murat, issu d'une lecture des œuvres de Proust, impressionne par l'intelligence et la justesse de ses analyses et sa capacité à les relier à sa propre vie, permettant de mieux la comprendre alors qu'elle exprime à travers elle son rapport à sa famille, ses choix

      de vie, son orientation sexuelle, sa manière de s'ouvrir et de se nourrir : « Proust savait mieux que moi ce que je traversais. Il me montrait à quel point l'aristocratie est un univers de formes vides. »

      Lama Hadia

      Département de français

      Faculté de langues étrangères

      Université de Jordanie, Jordanie

      L’échiquier

      Jean-Philippe Toussaint 

      Éditions de Minuit, 2023 (256 p.)

      L’échiquier, un "je" en 64 cases

      Quoi de mieux que de partager ses souvenirs autour d’une bonne partie d’échecs pour faire passer l’ennui du confinement ?

      La Covid19 a confiné le monde entier entre les murs de leur maison et certains, comme Jean-Philippe Toussaint, ont profité de cette situation pour laisser libre cours à leur créativité. L’auteur se livre pour la toute première fois à l'exercice de l'autobiographie dans L’Échiquier, en parallèle à la traduction du Joueur d’échecs de Zweig, devenu entre-temps Échecs (Minuit, 2023).

      Chevauchant le dos de son cavalier (oui, le petit cheval des échecs), il saute d’une case à une autre de sa mémoire, au gré de ses souvenirs, sans ordre précis, et sans passer deux fois par une même case.

      Commence alors une magnifique partie en solitaire où l'équilibre entre l'intime et le romanesque est tout simplement parfait, accompagné d’une pointe de nostalgie face au temps qui s'écoule, similaire aux parties que l'on ne pourra jamais reproduire, tout cela avec des phrases écrites avec un style minimaliste mais très travaillé ; le produit final est donc une des plus belles autobiographies jamais écrites.

      L’ordre des souvenirs nous paraît anodin au départ, mais lorsqu’on sait que Toussaint a déjà une bonne vingtaine de romans à son actif, on comprend que rien n’est laissé au hasard. Chaque chapitre, chaque mouvement est calculé comme ceux des grands maitres d’échecs, l’auteur étant lui-même un des grands maitres de la littérature.

      Toussaint dit lui-même dans ses pages : « Pour moi, dès l'origine, la littérature et les échecs ont toujours eu partie liée ». Il ajoute : « j'étais là, immobile, devant l'échiquier de ma mémoire – et j'y resterais tout au long de ces pages, c'est le présent de ce livre, c'est son présent infini ».

      Il s’agit d’un roman autobiographique qui ne ressemble pas aux autres, c’est une belle surprise pour les lecteurs qui, comme moi, n’apprécient pas les romans autobiographiques. L’originalité et la sincérité qu’on ressent à chaque ligne du roman nous poussent constamment à dévorer chaque mot de chaque chapitre.

      Lors de la lecture, on se sent comme figé dans le temps.

      Pour ceux qui ont l’impression que la vie court trop rapidement et qui ont vraiment besoin d’une petite pause dans ce quotidien de plus en plus chaotique, ce livre est fait pour vous.

      Marianne Andary

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines II 

      Université Libanaise, Liban

      L’Échiquier

      Jean-Philippe TOUSSAINT

      Éditions de Minuit, 2023 (256 p.)

      Le survivant

      « Je voulais que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m'invente, me recrée, m'établisse et me prolonge. Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d'échecs, je voulais faire du jeu d'échecs le fil d'Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu'aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu'il y ait soixante- quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d'un échiquier. »

      Un passage que j'ai mémorisé dès la toute première lecture ! Et c'est une première !

      Se retrouvant soudain coincé dans son appartement bruxellois à cause de l’affreuse crise sanitaire du Covid-19, Jean-Philippe Toussaint se voit dans l'obligation de se trouver une occupation. Du coup, il apporte au monde ce livre, d’après lui, distinct de ses semblables. Il le baptise L’Échiquier, tout court. Il nous prend dans un voyage ou plutôt une plongée de réflexions, de pensées, de souvenirs et de penchants. Un journal intime !

      Bien que sorti un peu tardivement, ce journal intime évoque l’un des plus pénibles et plus compliqués tournants de l’histoire de l’humanité : la pandémie. Surgi d’on ne sait où, nous prenant de court, ce mal contraint chacun d’entre nous à s’aménager des échappatoires, afin de fuir le lourd désordre mental généré par le bouleversement inopiné de notre quotidien.

      Segmenté en 64 fragments, tout comme les cases d’échiquier, ce journal intime est un ouvrage de première classe. Avec une plume lente et calme, Toussaint nous expose sa famille, ses souvenirs d’enfance, ses prédilections, ses errances, ses rencontres et ses transports. Très peu de lecteurs, pour ne pas dire aucun, échapperont à la gifle dynamisante qu’apporte ce livre. L'on a tous un peu la gorge serrée dans certains passages car l'étranglement du confinement nous retraverse l'esprit au bout d'un moment. Une solitude. Une angoisse. Une panique. Un suspense.

      Il s'agit de 130 pages qui nous emmènent dans une promenade sur la lassitude de la vie, la fragilité de l'être humain que nous sommes.

      D’ailleurs, le merveilleux Toussaint met la lumière sur une réflexion d'une grande profondeur : « L'écriture est cet abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. Le livre, pendant que je l’écris, devient un sanctuaire, un lieu clos où je suis protégé des offenses du monde extérieur. » Un énoncé que je soutiens avec conviction, énergie et émotion. Car, d'évidence, l’écriture constitue l’une des meilleures thérapies dans notre monde chaotique.

      Un livre hyper touchant, superbement écrit, pour ne dire que cela. Néanmoins, sur le plan langagier, il n'est pas vraiment facile d’accès Il peut même s'avérer irritant, parce que chargé de passages souvent superflus et de descriptions à caractère ennuyeux, qui, je le crois, ralentissent le rythme du récit.

      Le titre dégage une certaine élégance. L'incipit, quant à lui, cultive l'envie de poursuivre la lecture, histoire de vouloir en savoir davantage sur la pandémie et ses nuisibles effets sur les différentes parties du globe. Certes, les souvenirs que nous en avons sont loin d'être doux, mais

      une chose est sûre, si l'on écrit, c'est forcément pour raconter quelque chose qui en vaut la peine. Je recommande alors non seulement la lecture de cet ouvrage mais également la plume de Toussaint, que j'adore désormais. Même si lire le présent bouquin nécessiterait de s’aider de quelques informations relatives au fameux jeu d’échecs, car sinon le risque d’en sortir sans avoir capté grand chose serait élevé, sa lecture est vraiment d’un apport précieux.

      Khalid Mohammed

      Département de Français

      Faculté des Lettres

      Université de Khartoum

      Une façon d’aimer

      Dominique Barbéris.

      Éditions Gallimard, 2023 (208 p.)

      L’amour interdit

      Une façon d’aimer de Dominique Barbéris raconte l’histoire d’une jeune femme qui s’appelle Madeleine. Cette dernière vivait à Nantes avec ses parents, des maraîchers, puis à l’âge de 26 ans, elle rencontre un jeune homme tout à fait charmant et gentil, Guy, avec qui elle se marie. Puisque Guy travaillait au Cameroun à Douala, Madeleine s’installe à Douala avec lui. Le fruit de leur mariage est une fille nommée Sophie. À Douala, lors d'un bal à la Délégation, Madeleine s'éprend d'Yves Prigent, mi-administrateur, mi-aventurier : “Il n'était pas très grand ; des cheveux bruns, peignés en arrière et crantés, le front haut, une chemisette avec des pattes sur l'épaule. Il sourit en fumant. Puis tendit la main à Madeleine : Vous dansez ? Elle s'excusa : Non, je danse très peu, je ne danse pas bien. Mais il insista et il la tira vers la piste”. Mais à la fin de ce roman, Yves meurt dans un terrible accident d’avion.

      La narratrice de ce récit, qui est la nièce de Madeleine, imagine ce qui a pu se passer au Cameroun avec sa tante. Elle essaie de nous décrire les amours interdits, la vie entre le couple, les émotions ressenties et cachées. Elle s’efforce donc d’explorer l’histoire de la tante Madeleine, qui appartenait à la génération des années cinquante, la génération de la guerre. Cet ouvrage nous rappelle évidemment Madame Bovary et nous livre une palette d’émotions qui va de la douceur à la tristesse, de l’amour à la séparation et la frustration.

      Ce qui m’a beaucoup plu dans ce texte est la sensibilité de la trame narrative par laquelle l’auteure a réussi à nous communiquer toute la complexité d'une vie de femme ayant dans ses plis les nuances de ses émotions, de ses décisions et choix. On y parle aussi de la condition humaine et de l’environnement, de la politique et de la vie sociale de l’homme. S’y ajoute les chansons qui ont ajouté au texte de la vraisemblance et du dynamisme.

      Randa Radwan

      Département de français

      Faculté des langues étrangères

      Université de Jordanie, Jordanie

      Une façon d’aimer

      Dominique Barbéris

      Editions Gallimard, 2023 (208 p.)

      Souvenir d’un amour secret

      Née en 1958 au Cameroun dans une famille d’origine nantaise, Dominique Barbéris est une romancière française, auteure d'études littéraires, enseignante universitaire et spécialiste en stylistique et ateliers d'écriture. Début septembre, son roman « Une façon d’aimer » remporte le Prix des Libraires de Nancy- Le point 2023.

      Ce roman raconte l’histoire d’une ancienne photographie que la narratrice a trouvée et qui a déclenché chez elle maints souvenirs, notamment ceux liés à la vie de sa tante Madeleine dans les années 1950. Celle-ci était une femme très élégante, belle et discrète, née à Nantes et mariée à un homme qui s’appelait Guy. Après son mariage, elle partit avec son mari à Douala au Cameroun, qui était à l’époque une colonie française. Les années 50 au Cameroun étaient jalonnées d’incidents politiques car les indépendantistes voulaient libérer leur patrie du colonialisme français. Dès son premier jour dans ce nouveau pays, elle découvrit une vie totalement différente et se trouva plongée dans un monde différent. Au début, elle avait peur mais peu à peu elle s’est habituée à sa nouvelle vie. Le couple a eu une fille appelée Sophie, née à Douala. L’auteure dans son roman a mis l’accent sur les relations illégitimes et les rencontres furtives qui survenaient entre femmes et amants.

      À travers les photos, les lettres et les enveloppes envoyées par la tante à sa sœur, notre narratrice, nièce de Madeleine, a pu nous faire pénétrer dans une histoire plutôt réaliste. Elle rapporte en particulier la rencontre de sa tante avec un certain Yves Prigent, un homme marié qui travaillait à Yaoundé, laissant sa femme et ses enfants en France. Il admirait Madeleine qui avait commencé à avoir des sentiments envers lui. Ils se rencontrèrent de temps à autre en secret. Leur passion grandit et peu de temps après, cette relation fut découverte, suscitant la colère du mari. La disparition du vol Douala-Yaoundé, avec à son bord Prigent, fut un choc pour Madeleine qui a essayé coûte que coûte de cacher ses sentiments. Elle, son mari et leur fille retournèrent alors en France pour y vivre ensemble comme une famille ordinaire. Cependant, Madeleine ne sera plus jamais comme avant ; elle est devenue la plupart du temps silencieuse, ce qui était peut-être sa façon d’aimer. Impossible de rester intact après un amour, non?

      Tout au long du roman, l’auteure parvient à retenir notre attention par la description détaillée des vêtements que portait chacun durant cette période, des paysages propres à Nantes et à Douala et des divers protagonistes du roman. Son style est magnifique. Ce qui caractérise son écriture est l’utilisation de chansons à plusieurs reprises et dans différentes circonstances.

      Par sa plume, l’auteure essaye d’esquisser une toile du Cameroun des années 50. Elle utilise une langue facile et un vocabulaire compréhensible à tous. Sa manière d’écrire nous rend toujours désireux de continuer la lecture pour connaître la suite. Notre curiosité est attisée au fil de la lecture.

      En tournant les pages, nous sentons que nous faisons partie de cette histoire, de cette période difficile de la colonisation et de cet amour secret. Madeleine est une femme tiraillée,

      victime de ses sentiments, cherchant à ne pas tromper son mari. Néanmoins, l’amour est une flamme difficile à éteindre.

      Une façon d’aimer est un roman plein d’événements et de vivacité. Ce qui le rend attirant est que l’auteure, par son don d’écriture, a pu en faire un roman à la fois historique et sensationnel.

      C’est une histoire qui raconte la vie de Madeleine depuis sa jeunesse jusqu’à sa mort, la vie d’un mari amoureux de sa femme, qui décide de lui pardonner et de continuer à l’aimer malgré tout ce qui s’est passé. Cette histoire nous montre la tolérance du couple d’autrefois qui laissait passer, qui partageait ensemble les bons ou les mauvais moments et qui grandissait ensemble. Ils ne se sont pas séparés jusqu’à leur mort.

      Nadine Michel Nakhla

      Département de français

      Faculté de Langues (Al-Alsun)

      Université Ain-Shams, Égypte

      Triste tigre

      Neige Sinno

      Éditions P.O.L, 2023 (288 p.)

      Un serpent se mord la queue

      « Le tabou, dans notre culture, ce n’est pas le viol lui-même, qui est pratiqué partout, c’est d’en parler, de l’envisager, de l’analyser. »

      Faire parler une victime de viol est sans doute aucun la chose la plus difficile qui soit !

      C’est en se mettant dans la peau du criminel que Sinno, dans son Triste Tigre, nous dévoile une enfance usurpée par l’agression sexuelle qu’elle a subi sans trêve de la part de son beau-père entre l’âge de 7 et 14 ans. En feuilletant le livre, on peut assez clairement apprendre que l’autrice met l’accent, non seulement sur le délit et le délinquant, mais aussi sur la société qui humilie, opprime et stigmatise la victime au lieu de lui tendre la main afin de l’aider à s’en sortir sans handicap moral.

      Encore que le titre ne m’ait point parlé à première vue, quelque chose que je ne comprends toujours pas m’a poussé à entamer cette émouvante lecture. Une fois arrivé au bout, je me suis rendu compte de ce que j’aurais raté si je ne l’avais pas faite, car, dans cette œuvre autobiographique, l’écrivaine est parvenue, comme peu de ses semblables, à raconter l’irracontable, à dire l'indicible et à lever le rideau sur des questions et polémiques qui touchent et ne cessent de faire débat dans presque toutes les plates-formes importantes.

      Pur, dur et sincère, ce livre cristallise les principaux traits de la littérature. L’autrice, afin de sensibiliser le lectorat au mal que vivent les enfants dans des entourages incestueux, fait des confidences graves, très graves. Je trouve que, malgré la profondeur thématique que porte le livre, le style et la plume restent simples, fluides et expressifs, permettant ainsi d’aisément tisser un lien intime entre l’écrivaine et le lecteur. Un lien qui pave le chemin pour les confessions à venir.

      La lecture de cet ouvrage suscite, inévitablement, au tréfonds de son lecteur, un ressentiment intense, un grand malaise, un vrai chamboulement. Je me suis, en toute franchise, beaucoup demandé comment certains écrivains, dont Sinno, arrivent à avoir l'audace et le courage de se confier à fond ? Est-ce en raison de la gravité ou de la grandeur de ce qu’ils portent dans le cœur ? Les lectures que je fais de manière hebdomadaire, depuis des années, ne réussissent toujours pas à fournir des éléments de réponse à cette question.

      Si Triste tigre était à décrire en un mot, je dirais : émotion. À lire et à relire !

      Je termine par un petit message : Écoutons ce que la victime a à dire. Laissons-la s'exprimer dans ses mots, à sa façon, à son rythme, et surtout sans porter de jugement. NE PAS poser de questions suggestives ni essayer de lui soutirer des détails. Évitons de parler sans arrêt ou à sa place si elle cherche ses mots ! Courage à toutes les victimes de viol !

      Khalid Mohammed

      Département de Français

      Faculté des Lettres

      Université de Khartoum

      Proust, roman familial

      Laure Murat,

      Éditions Robert Laffont, 2023 (256 p.)

      L’aristocratie dans le « roman familial »

      « À l’aristocratie est souvent rattaché le mot prestige. Personnellement, je préfère le « proustige », déclare l’historienne, journaliste, professeure de littérature et écrivaine Laure Murat, qui publie cette année son roman sur l’aristocratie intitulé Proust, roman familial, pour lequel elle obtient le prix Médicis essai 2023.

      Personnage principal de cette œuvre, Laure Murat a longtemps résisté au désir d’écrire ce livre. Toutefois elle finit par révéler qu’elle est née dans une famille appartenant à la noblesse. Sa famille du côté paternel, les Murat, est une noblesse d’Empire alors que du côté de sa mère, les De Luynes est une noblesse d’Ancien Régime. L’écrivaine est ainsi descendante de Joachim Murat, le beau-frère de Napoléon, fils d’aubergiste, devenu ensuite Maréchal d’Empire et roi de Naples. « Chaque fois que, dans la conversation, surgissait l’expression "on n’est pas sorti de l’auberge", on ne manquait jamais d’ajouter : "eh bien si, justement" ».

      Ainsi, née au sein de la noblesse, son avenir est déterminé par un « beau mariage » et une vie réglée par les contraintes et les apparences qui régissent son milieu. Cependant, l’auteure se révolte en acceptant ses propres convictions et aussi son homosexualité que la noblesse ne « tolère » que si elle est dissimulée. À l’âge de 19 ans, elle quitte donc le milieu parental dans lequel elle ne se retrouve plus. Un an plus tard, elle plonge dans les sept volumes de La Recherche de Marcel Proust (Notez Bien : Laure Murat a lu La Recherche quatre fois en entier). Grâce à la lecture de l’œuvre de Proust, l’historienne comprend mieux le fonctionnement de son milieu pour mieux s’en extraire par la suite : dans les pages de ce volume et dans chaque ligne, elle découvre que la société qui y est décrite dans le roman de Proust correspond à celle qu’elle a connue.

      Le lecteur peut ressentir la présence de Marcel Proust dans les romans de Laure Murat en général, et notamment dans ce roman : « à chaque lecture, Proust a modifié ma compréhension du monde […] Il m’a sortie de l’ignorance et de la confusion ». Le lecteur a alors l’impression qu’il est face à un double roman : d’un côté le roman de Laure Murat où elle dévoile les principes d’une éducation forgés par l’aristocratie, et de l’autre, le roman de Proust, La Recherche, dont l’influence se voit incorporée clairement dans celui de Murat.

      L’influence de Proust et de son roman est également mise en évidence au niveau du titre. Au départ, l’écrivaine a choisi d’intituler son œuvre « Proust ou la consolidation » mais après s’être plongée dans l’écriture, elle s’est retrouvée en fin de compte au milieu d’un « roman familial ».

      Laure Murat a un style d’écriture clair, simple et efficace. Elle évite les généralisations. La pure subjectivité qu’elle met dans ce qu’elle raconte et son sens de l’humour suscitent la curiosité de ses lecteurs, leur désir de découvrir Proust et de mieux comprendre les sept volumes de La Recherche, ce grand livre de l’inversion de tous les temps et ce dans tous les sens du terme.

      D’ailleurs, quand on lit la phrase du roman par laquelle nous avons voulu commencer cette chronique, et qui substitue « proustige » à « prestige », lorsqu’il s’agit d’aristocratie, l’on prend conscience de l’impact de ces mots. Ce dernier est si grand sur le lecteur qu’il ne peut continuer la lecture du roman qu’à travers les yeux de Proust, son regard et sa vision des choses de son siècle et de son milieu. Le lecteur ne voit plus l’aristocratie telle qu’on a toujours voulu la montrer. Nous avons tendance à croire en effet que l’aristocratie se compose surtout des gens nobles, intellectuels et bien éduqués. Mais en vérité, sous la plume de Murat, en grande partie influencée par Proust, l’aristocratie prend une toute autre allure, complètement opposée aux idées préconçues. Ainsi Murat évoque-t-elle dans son roman des gens appartenant à cette classe sociale mais qui n’ont rien de noble, et qui de plus ne sont pas vraiment éduqués, des gens dont le savoir-vivre assimilé est tout bonnement plaqué car s’ils ne l’appliquent pas, ils courront le risque de se voir expulsés de ce cercle fermé auxquels ils appartiennent. C’est ce qui est arrivé en réalité à Laure Murat elle-même.

      Ceci dit, ce roman nous invite surtout à une réflexion plus profonde sur l’aristocratie : jeu social ou réalité ?

      Maria Abou Jaoudeh

      Département de Littérature et de Lettres Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines II

      Université Libanaise, Liban

      Humus

      Gaspard Koenig

      Editions L’Observatoire, 2023 (p. 379)

      L'Avenir lombricien

      Gaspard Koenig publie le 23 août 2023 Humus, un roman portant sur le sujet de l'éco-anxiété. À travers les pages de Humus, qui signifie "terre", nous suivons l'histoire de deux jeunes étudiants en ingénierie agronomique.

      Un peu comme toute leur génération, c'est-à-dire la génération actuelle, ces deux jeunes, Kevin et Arthur, sont en pleine prise de conscience écologique. Mais ce qui les distingue des autres étudiants, c'est qu'ils sont des "bifurqueurs" : en effet, ils empruntent un parcours différent du parcours traditionnel de l'agro-industrie pour essayer d'innover avec des expériences plus réalistes que l'écologie réelle. Chacun prend un chemin différent. D'un côté, nous avons Kevin qui s'oriente davantage vers le capitalisme vert, les start-ups ainsi que les investissements. De l'autre, Arthur qui choisit de suivre une voie de néo-ruralité de plus en plus radicale et politisée.

      Malgré ces deux chemins opposés, les deux étudiants ont un point en commun sur lequel ils s’entendent : les vers de terre.

      En effet, ayant assisté à un cours sur les vers de terre – cours qui d’ailleurs a été à l’origine de leur rencontre – ils se rendent compte que le ver de terre est un animal qui est, non seulement extrêmement précieux, mais aussi, en voie de disparition à cause des insecticides et du labour profond. À leur manière, chacun va s’interroger sur la manière de résoudre cette problématique.

      Dans son œuvre, Gaspard Koenig met en avant toute la complexité de notre société par rapport à cette problématique, ou devrais-je dire ce « défi ». Il met en lumière l’hypocrisie des deux mondes, celui du capitalisme vert et celui de la radicalité néo-rurale.

      Ce qui fait avant tout le point fort de ce roman, ce sont les divers sujets entremêlés : les personnages, l'écologie, les clichés, la politique et la révolte. Humus se démarque ainsi par ses thèmes très riches et variés qui poussent le lecteur à se remettre en question.

      Par ses arguments ainsi que la simplicité de son style, Gaspard Koenig nous montre la tristesse de notre société et l'extrémisme dans les deux mondes présentés. Le message est philosophique et se prête à des interprétations multiples et différentes.

      Humus est une œuvre que je recommande fortement. Elle est unique en son genre et mérite d’être lue.

      Pia Azwat

      Département de Langue et Littérature Françaises

      Faculté des Lettres et Sciences Humaines II

      Université Libanaise, Liban


      L’Échiquier

      Jean-Philippe TOUSSAINT

      Éditions de Minuit, 2023 (256 p.)

      Le jeu de la vie

      « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement » (ch.1) : c’est par ces mots que Jean-Philippe Toussaint commence sa chronique autobiographique. J.-P. Toussaint est un écrivain belge contemporain auteur d'une dizaine de romans, tous publiés aux éditions de Minuit. Ils se caractérisent par un style minimaliste. L’auteur nous y raconte sa vie personnelle en 64 chapitres qui correspondent aux 64 cases du tablier de jeu « L’Échiquier ». Ainsi présente-t-il son enfance, ses travaux de traduction et ses réflexions sur le jeu d'échecs.

      Dans ledit roman, nous observons que l’auteur revient sur son passé et ses projets pendant le confinement de 2020. Cette crise sanitaire a été pour lui l’occasion de réécrire après une période d’arrêt assez longue. En racontant un souvenir assez pénible, il donne un petit aperçu sur son passé, raison pour laquelle le roman relève du genre « autobiographique ». Nous remarquons que le titre de son livre correspond à celui de Stefan Zweig, intitulé Le Joueur d’échecs, signe de l’admiration de Toussaint pour cet auteur. Par ailleurs, d’un point de vue psychologique, le cerveau de l’être humain ne peut pas mémoriser des moments de la vie selon un ordre chronologique, mais dégage plutôt les idées d’une manière spontanée et chaotique. Ce qui explique la répartition du roman, chaque chapitre représentant une nouvelle histoire de sa vie.

      Rien n’est plus étonnant que la disparité entre les longueurs des chapitres. En effet, il existe des chapitres très courts tels que le premier chapitre qui contient une seule phrase et d’autres qui sont trop longs. Cette différence apporte un éclairage sur les moments importants de sa vie ou montre au contraire les blancs de la mémoire. Mais quelle brillante idée de diviser le récit en 64 chapitres afin de référer à l’échiquier ! La vie humaine n’est cependant pas un jeu ! Le lien de correspondance entre la vie et le jeu s’éclaire selon ces trois possibilités : nous pourrions gagner notre vie à travers de meilleures décisions, nous pourrions échouer en faisant des faux pas ou nous pourrions encore rester seuls quand les autres partent. De plus, on notera que la forme des chapitres est fort variée dans la mesure où certains chapitres relèvent de l’actualité et non point du passé, comme dans « Le chapitre 13 ».

      Malgré les décisions que nous croyons prendre, le destin a toujours un autre choix. Pour cette raison, nous sentons que l’être humain est comme une marionnette incapable de réaction face au sort. Une philosophie pessimiste quant à la destinée se profile entre les lignes. Via cette autobiographie, J.-P. Toussaint nous transmet un message, qui est l’idée de l’instabilité. Il critique les comportements incompréhensibles des êtres humains, et tente de montrer que la peur excessive de la Covid-19 est inutile car le destin contrôle tout. Ironisant ainsi sur les mesures barrières face à cette crise, il décrit d’un mot tous les remous autour de l’épidémie : « Tout ce cirque » (ch.12).

      En guise de conclusion, nous dirons que ce récit est une plongée introspective dans les profondeurs de l’écrivain. Nous avons constaté que l’écriture était un refuge le protégeant de tous les troubles qui l’entourent. Il trouve ainsi le bon moment pour dégager ses réflexions et mettre en lumière son passé. En un mot, ce récit est bel et bien « l’échiquier de la mémoire ».

      Toka Mohamed Abd El-Aziz

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte


      Proust, roman familial

      Laure Murat

      Éditions Robert Laffont, 2023 (256 p.) 

       

      Proust, encore et toujours

       

      Dans l'univers de Proust, roman familial de Laure Murat, nous plongeons au cœur d’une exploration intime et fascinante des liens entre la vie de l'auteure et l'œuvre monumentale de Marcel Proust. Dès les premières pages, nous sommes entraînés dans un tourbillon d'émotions, où la satire se mêle habilement à une réflexion profonde sur les valeurs d'un monde sur le point de disparaître. À travers cette œuvre, L. Murat nous offre une vision nuancée de la haute société, mêlant le réel et l'imaginaire, pour nous livrer un récit saisissant sur la quête d'identité et les dynamiques familiales.

      L'auteure, historienne et écrivaine de renom Laure Murat nous guide avec talent à travers les méandres de son histoire familiale, éclairant les liens complexes qui l'unissent à l'univers de Proust. Née dans un milieu privilégié et élevée au sein d'une bibliothèque, elle découvre dès son plus jeune âge les personnages mythiques d’À la Recherche du Temps Perdu, dont certains semblent étrangement familiers. Son immersion dans ce monde littéraire sera un véritable tournant dans sa vie, lui offrant un nouveau regard sur sa propre existence et la société qui l'entoure.

      Dans cet essai, Laure Murat nous transporte dans les salons huppés de la Belle Époque, où se côtoient aristocrates et artistes, et où les masques sociaux dissimulent parfois de profondes souffrances. À travers le prisme de La Recherche, elle explore les codes rigides de la haute société, révélant les jeux de pouvoir et les non-dits qui la gouvernent. À travers un récit autobiographique teinté d'humour et de générosité, L. Murat évoque sa découverte initiale de Proust à l'adolescence, puis sa redécouverte à l'âge adulte, soulignant l'impact profond que ces lectures ont eu sur sa perception d’elle-même et de son environnement. Elle met en lumière la capacité de l'écrivain à sonder les profondeurs de l'âme humaine et à dévoiler les hypocrisies et les faux-semblants de la société aristocratique de son époque.

      Par le biais d'une analyse subtile de l'œuvre de Proust, L. Murat révèle comment l'écrivain a osé briser les tabous et les conventions sociales de son temps, ouvrant ainsi la voie à une réflexion plus profonde sur les normes sociales et les identités marginales. Elle souligne également la pertinence contemporaine de l'œuvre proustienne, qui résonne toujours avec force dans notre société moderne.

      Au fil de son récit où se mêlent avec finesse l'intime et le littéraire, Laure Murat nous plonge dans les méandres de sa propre quête d'identité à travers une exploration profonde de l'œuvre monumentale de Marcel Proust. Entre les lignes, elle tisse un récit captivant qui révèle non seulement l'influence de la littérature sur sa vie, mais aussi l'impact universel de la recherche de soi à travers l'art et la culture.

       

      Dans les replis du temps, entre ombre et lumière,

      Laure Murat, par Proust, nous fait voyager.

      Dans ce roman familial, le cœur se libère,

      Révélant la quête, dans chaque mot gravée.

       

       

      Pierre Bahgat

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte


      Sarah, Susanne et l'écrivain

      Éric Reinhardt

      Editions Gallimard, 2023 (420 p.)

       

      Dans la peau de Susanne

       

          Éric Reinhardt est un écrivain français et éditeur d'art né le 19 novembre 1965 à Nancy. Ses œuvres sont souvent caractérisées par une exploration minutieuse des relations humaines avec des personnages majoritairement issus des classes moyennes, d’où les défis qu’ils doivent relever dans la société contemporaine. Parmi ses œuvres les plus célèbres, on nommera son premier roman Demi-sommeil (1999) ou encore Cendrillon (2007), une œuvre qui traite de l'amour et du désir à l'ère numérique. Il reçoit le Prix Goncourt de la nouvelle en 2012 pour L'Amour et les Forêts (2014), qui explore là encore les complexités des relations humaines et les thèmes de l'emprise et de la rédemption. Son roman L'Amour et les Forêts connait un succès au point qu'une adaptation cinématographique en est produite en 2023 avec Virginie Efira dans le rôle principal. Le nouveau roman d’Éric Reinhardt, Sarah, Susanne et l’écrivain, rappelle à certains égards son grand succès, L’Amour et les Forêts, puisque l’écrivain français y sonde de nouveau les questionnements existentiels d’une femme dans son rôle de mère et d’épouse, de même que sa relation avec ses lectrices

           Sarah, une femme de 44 ans, en rémission d’un cancer, décide d’abandonner sa carrière et de se consacrer à l’art. Comme son mari passe toutes les nuits dans son bureau, qu’il la néglige ainsi que ses enfants, elle ne se sent plus aimée. En même temps, elle découvre qu’il jouit de 75% de leur maison conjugale et qu’elle n’est pas propriétaire d’une part égale, ce qu’elle considère comme une trahison après plus de vingt ans de mariage. Quand elle lui demande de remédier à ces deux situations, elle se heurte à son indifférence et se voit forcée de le soumettre à un « électrochoc », seule solution selon elle pour le forcer à réagir. Mais rien ne se passe comme elle l’escomptait à tel point qu’elle exige le divorce. En raison du mutisme de son conjoint et de l’abandon de ses enfants, elle expérimente alors une profonde détérioration psychologique, qui finit par entraîner une perte totale de contrôle. Après avoir surmonté une série d’évènements dans sa vie, Sarah décide finalement de contacter un écrivain auquel elle confie son histoire. Ainsi, se dit-elle, ces tourments pourront au moins servir à nourrir une œuvre. Dans cette œuvre, l’écrivain a recours à Susanne, qui représente la vie de Sarah, avec de nombreuses variations toutefois afin que personne ne puisse la reconnaître.

           D’une part, Sarah, Susanne et l’écrivain nous met devant une alternance de deux récits qui entretiennent un double suspense captivant autour du destin malheureux de Sarah et de Susanne. De plus, cette œuvre nous présente le portrait d’une femme emplie de compassion et nous donne l’occasion de voyager dans l’imagination et la sensibilité d’un écrivain qui ne manquera pas de séduire.

           D’autre part, le roman démarre assez lentement et offre une expérience de lecture vertigineuse avec sa structure complexe, tout en suscitant de nombreuses réflexions sur les chemins qu’on choisit d’emprunter.

           En guise de conclusion, nous pouvons constater que ce livre, réussi sur le plan formel, fourmille d’idées ingénieuses en donnant voix à une femme qui refuse de compromettre ses idéaux face à l’indifférence égoïste de son mari. De surcroît, il transporte le lecteur au cœur du processus créatif avec une originalité captivante. On ne peut qu’être séduit à la fois émotionnellement et intellectuellement, en ressentant simultanément un coup de cœur et un profond respect.

        

      Mariam Hani

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte


      Une façon d’aimer

      Dominique Barbéris

      Editions Gallimard, 2023 (208 p.)

       

      L’amour interdit

       

       

      Le Cameroun des années 1950, toile de fond vibrante et envoûtante, sert d'écran à une histoire d'amour poignante dans Une façon d'aimer de Dominique Barbéris. Au cœur de ce récit se trouve Madeleine, une jeune femme tiraillée entre les conventions sociales étouffantes et ses aspirations profondes à la liberté.

       

      Dès les premières pages, la plume élégante et précise de l'auteure nous captive. Elle tisse une peinture saisissante des paysages luxuriants du Cameroun et de l'atmosphère pesante de la société coloniale. Madeleine, personnage attachant et complexe, se révèle comme une femme en quête d'émancipation. Son mariage avec Paul, homme bienveillant mais trop rigide, ne comble pas ses désirs ardents.

      C'est lors d'un bal que son destin bascule. Elle y rencontre en effet Yves, figure charismatique et mystérieuse qui bouleverse son existence. Leur amour passionnel, teinté d'interdit et de dangerosité, devient une bouffée d'air frais pour Madeleine. Mais cet amour idyllique est menacé par les conventions sociales et les tensions politiques qui grondent dans le pays.

      Une façon d'aimer se révèle être bien plus qu'une simple histoire d'amour. C'est un roman qui questionne avec finesse les codes moraux et les carcans sociaux qui contraignent les individus. Dominique Barbéris met en lumière le courage et la détermination de Madeleine, qui ose briser les conventions pour vivre son amour librement.

      Le roman est également une ode à la beauté des paysages camerounais et à la richesse de sa culture. L'auteure nous offre ainsi une immersion totale dans ce pays fascinant, à travers ses descriptions sensorielles et ses personnages attachants.

      Une façon d'aimer est un roman vibrant et poignant qui ne se lâche pas facilement. Il nous invite à réfléchir sur la puissance de l'amour et la nécessité de suivre ses aspirations profondes, envers et contre tout. Un véritable coup de cœur littéraire qui vous transportera dans un voyage émotionnel inoubliable.

       

      Pour conclure, c’est l'un des romans dont je continuerai à recommander la lecture, car il procure au lecteur des sentiments d'amour, de suspense et d'aventure. Il met également le lecteur dans un état d'imagination tout au long de la lecture, comme s'il regardait un film.

       

      Lama Mohamed

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte


      Une façon d’aimer

      Dominique Barbéris

      Editions Gallimard, 2023 (208 p.)

       

       

      Une façon d'aimer, une façon de vivre

       

      « Peut-être que le silence est une façon d’aimer – c’est une phrase que j’ai lue, ou que j’ai entendue. Je ne sais plus. » Nous disons toujours que l’amour, qu’on passe toute notre vie à chercher, n’existe pas et que ce sont seulement des histoires racontées. Tel est le cas de Madeleine.

       C’est une femme nantaise calme, discrète et énigmatique qui a perdu son père quand elle était jeune. Elle rencontre Guy, un homme calme, doux et aimable. Ils décident de se marier et de partir à Douala.

      Perdue dans l’environnement africain où elle est contrainte de rester avec son mari et sa fille, elle rencontre Yves Prigent dans un des bals de la délégation française. C’est un homme aventurier, discret et souvent flatteur, qui séduit beaucoup de femmes. Il est ébloui non pas seulement par la beauté de Madeleine mais plutôt par sa discrétion et ses yeux pleins d’énigmes, de peur et de douleur. Il essaie alors de se rapprocher d’elle ; celle-ci résiste au début mais ne peut finalement rester impassible face à l’aventure et à la tendresse que lui offre Prigent.

      Mais Madeleine rentre avec son mari en France et ne peut poursuivre son histoire d’amour. Cependant, je pense qu’elle a vécu une romance encore plus belle que celle de Roméo et Juliette. Guy a su ce qui s’est passé entre sa femme et Prigent, et malgré sa désespérance, il n’a pas quitté Madeleine, ne cessant de l’aimer et de la respecter malgré tout. Ce sentiment est ce qu’on appelle un amour inconditionnel.

      Pour sa part, Madeleine n’a rien raconté concernant cette expérience douloureuse et c’est sa nièce, la narratrice, qui a voulu résoudre l’énigme de sa tante après sa mort.

      Une romance inhabituelle, inattendue, toujours demandée mais jamais offerte. L’écrivaine a pu avec brio décrire la nature de l’amour espéré dans la vraie vie. Un très beau roman que le lecteur aura hâte de lire plusieurs fois pour plonger dans un monde réel mais sublimé par cet amour inconditionnel introuvable dans la vraie vie.

      Cependant, l’amour, ce n’est pas seulement un coup de foudre, ni juste une aventure. Le véritable amour, c’est le choix de rester auprès de ceux qu’on aime malgré tout et à tout prix. C’est de trouver la paix et non pas l’aventure. C’est de se sacrifier pour autrui, et d’aimer à mort.

       

      Maria Akmal

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte

      Veiller sur elle

      Jean-Baptiste Andréa

      Éditions L’iconoclaste, 2023 (592 p.)

      Relations et rapports indéfinissables et ambigus

      La 121ème édition du Prix Goncourt a témoigné d’une déviation dans le système traditionnel des grandes maisons d’éditions. En effet, le Goncourt 2023 a été décerné à Jean-Baptiste Andrea pour son livre Veiller sur elle, récompensant ainsi un petit éditeur, Iconoclaste. N’écrivant que depuis 2016 du haut de ses 46 ans avec quatre romans à son palmarès, anciennement réalisateur et scénariste, l’auteur sera refusé une quinzaine de fois avant de trouver refuge dans l’édition fondée par Sophie de Sivry. Cette dernière, morte en juin 2023, soit peu avant la parution de ce chef d’œuvre en août, fait partie de la liste des femmes fortes qui ont animé la flamme de l’écriture chez l’auteur : « Elle infuse ce livre »1. Jean-Baptiste Andrea est ainsi un outsider qui « a seulement osé se confronter au roman à 46 ans »2 et réussi à chambouler les codes des prix littéraires, notamment du plus prestigieux.

      Le livre dépeint une atmosphère romanesque entre Réel et Imaginaire. L’histoire débute et s’achève en 1986, dans un monastère, au chevet d’un homme qui se meurt. Ce n’est pas un moine. Il se remémore ses 82 ans d’aventures et nous invite à le suivre dans ce voyage temporel rétrospectif. On apprend alors l’origine de son prénom qu’il déteste, Michelangelo Vitaliani : ses parents lui prophétisaient un avenir radieux dans la sculpture ; son nanisme, ses rencontres, notamment les Orsini, son ascension sociale qui passe nécessairement par le fascisme, et bien sûr elle.

      Nous nous retrouvons donc dans l’Italie de l’entre-deux-guerres. Mimo (détestant son vrai prénom) vit en France et est issu d’une famille d’immigrés italiens. Devenu orphelin de père suite à la guerre, il est envoyé par sa mère en Italie chez un maitre-artisan, Alberto Susso, en 1916. Suivant Alberto, il arrive au village de Pietra Alba, une étendue géologique où il découvrira les deux éléments de son succès. C’est là-bas qu’il se retrouvera face à face à la Pietà de l’Église qu’il critiquera ; et il fera la connaissance de cette fille à qui il devra ses deux seuls évanouissements avec sa « transformation » en ourse et en zombie : Viola Orsini, riche héritière d’une famille aristocratique de quatre enfants. Celle-ci décèle chez lui un talent anormal pour la sculpture et lui diagnostique « un déficit aigu d’imagination »3. Un serment pour que leurs deux rêves se réalisent : Mimo-qui-sculpte et Viola-qui-vole. Tout les sépare : physique, ambitions, milieux sociaux... Les héros sont contrariés et empêchés : le sculpteur parce qu’il est nain, Viola parce qu’elle est femme. Ils sont des jumeaux cosmiques, ce qui rend leur relation compliquée à définir. « Définir, c’est tuer quelque chose. Je n’ai pas envie de définir cette relation : elle est multiforme »4, confie l’auteur à France Culture.

      C’est un récit qui évoque les rapports entre pouvoir, religion et art. De ce fait, Rome et Florence seront les décors phares. On va donc voir comment un sculpteur, qui affirme ne pas se mêler de politique, sert le gouvernement de Mussolini sans le savoir. On va comprendre dans quelle mesure le religieux se rallie au politique ; et si ce soutien s’effectue de plein gré ou non. On aura droit à

      une première esquisse des secrets vaticanais sous forme de censure. L’art et la beauté sont au cœur de cette histoire : l’art est instrumentalisé dans un Soft-Power futuriste mais peut également servir d’outil de résistance.

      L’ambiguïté du titre avec l’infinitif « Veiller » et le pronom personnel « elle » rend confus toute prévision sur le contenu du livre, notamment au niveau de l’identité d’elle (humain, objet…), insérée intentionnellement par l’auteur. « Là c’est absolument l’intérêt. Dans ce titre, c’est sa double sonorité, le fait qu’on pouvait le lire de deux façons »5. La couverture offre également un cadre mystérieux avec une villa, derrière un brouillard, des arbres et arbustes ; et une lumière discrète qui scinde le paysage. À la fin du livre, j’ai remarqué que les éléments de fin étaient prévisibles, mais que les allers-retours fréquents avec le présent correspondant à 1986 avaient troublé mon esprit analyste de lecteur. Je peux donc extraire une symétrie logique non seulement dans la dimension chronologique mais également avec la Réalité : Mimo est italien et vit en France ; l’auteur Andrea est français avec des origines italiennes. Le système de parapente utilisé par Viola ressemble à celui de l’héroïne d’enfance de l’auteur, Fantômette. Un siècle sépare le début des aventures du protagoniste voyageant en Italie en 1916 et celui de la carrière d’écrivain de Jean-Baptiste Andrea en 2016. « La sculpture, je l’emploie ici comme représentant de tous les arts »6. En faisant l’éloge de la sculpture, il complimente ainsi l’écriture et le cinéma. Enfin, les lieux choisis ont chacun leur signification adéquate au déroulement de l’histoire : la mort au monastère, le choix du prénom dans un champ de pierre, Rome pour les affaires, Florence pour la floraison artistique, Pietra Alba lieu calme ébranlé par les évènements.

      Je recommande cette lecture à tout amateur d’art, de politique, de mystères ; à chaque personne souhaitant un aperçu historique de l’époque dans un décor romanesque.

      Maroun Abi Zeid

       Département de Littérature et de Lettres Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines II

      Université Libanaise, Liban


      Triste tigre

      Neige Sinno

      Les éditions P.O.L, 2023 (165 p)

      La cloche fêlée

      Pour les amoureux des chantiers arides, pour ceux qui aiment la syntaxe dépourvue de poésie et empreinte d’économie et de simplicité, pour les chercheurs de situations – une situation pour s’apitoyer ou une autre pour éteindre les brasiers de l’instinct –, un seul conseil : lisez Triste Tigre. Ce livre assouvira sans doute la soif des gosiers habitués aux liqueurs amers et fortes, tant l’esprit après une première lecture se trouvera ivre de cette matière devenue abondante sur le marché du livre, une matière qui déconcerte l’esprit mais qui l’excite en même temps et séduit les âmes les plus hardies.

      Métaphoriquement, ce texte aborde la profanation d’un temple, ou bien plutôt la profanation du corps d’une femme. Neige Sinno s’évertue en effet à dépeindre le calvaire enduré par sa personne en exposant, de la façon la plus explicite qui soit, la réalité dans toute son atrocité et ses reliefs : la jeune fille qu’elle fut est violée par un père infirme d’esprit. Elle exhume ses pensées sans pour autant trouver le baume qui apaise sa souffrance.

      Faisant l’autopsie de sa mémoire, elle progresse lentement, haletante et hésitante dans son discours autobiographique. Ainsi pourrions-nous la comparer à la Cloche fêlée de Baudelaire, image allégorique faisant allusion à l’homme qui manque d’inspiration et qui n’arrive pas à dégager ses souvenirs des brumes de l’oubli. À l’extrême opposé de notre poète romantique, elle refuse d’exploiter son mal pour créer de la beauté, enterrant ainsi l’art dans ce cimetière qu’est son livre. Pour cela, elle déclare : « Faire de l’art avec mon histoire me dégoute », sapant dès lors les fondements même de la littérature. Et ayant ainsi renoncé au travail ardu de restituer par le biais de son intelligence le passé lointain, elle préfère plutôt édifier son récit sur les bases fragiles de quelques textes qui la rejoignent dans leurs thématiques de violence et de transgression. Il est possible de décrire le personnage-auteure qui endosse ce discours en quelques mots. C’est d’abord Raskolnikov portant sur sa conscience les dérives d’un abus. C’est encore Dante Alighieri qui s’engouffre dans un enfer sans purgatoire ni paradis. C’est ensuite l’homme primitif ayant perdu à jamais l’innocence originelle dont Dieu le pourvut aux temps heureux de sa création, et c’est enfin l’athée réfractaire à la religion, refusant d’entrevoir une lumière d’espoir qui pourrait sonder la noirceur de ses abimes.

      Somme toute, ce livre mériterait de siéger en cours de justice. Il jouerait le rôle du parfait avocat des causes perdues. Sans cela, pour tous ceux qui cherchent, dans ce piètre monde, à goûter aux délices de la fiction ou à déguster « l’ambroisie et le nectar vermeil », ils ne trouveront dans ces pages que déception et amertume. Bref, il est certain que si un jour ce livre fait l’objet d’un bûcher ou d’un autodafé, les lecteurs potentiels peuvent dormir tranquilles, ils ne s’en attristeront pas le moins du monde.

      Charbel Gemayel

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines II

      Université Libanaise


      Triste tigre

      Neige Sinno

      Éditions P.O.L, 2023 (288 p.)

      Un rugissement sanglotant

      Triste Tigre de Neige Sinno, récompensé par plusieurs distinctions littéraires, est bien plus qu'un récit sur l'inceste. C'est une plongée profonde dans les méandres de l'enfance dévastée, une exploration courageuse du pouvoir et de l'impuissance de la littérature à donner voix à la souffrance. Avec une écriture poignante et réfléchie, l'auteure nous entraîne dans un voyage où les frontières entre ténèbres et lumière, entre le tigre et l'agneau, sont délicatement explorées.

      Neige Sinno a tracé son chemin dans le monde littéraire en sondant les horizons de la littérature américaine, focalisant son attention sur des figures majeures telles que Raymond Carver et Richard Ford. Ses études l'ont conduite des États-Unis au Mexique, où elle réside actuellement. Collaboratrice d'Edmond Baudoin, enseignante vacataire et traductrice, Sinno a amorcé son parcours littéraire avant de se révéler au grand public avec Triste Tigre après un recueil de nouvelles en 2007 et un roman en 2018.

      Le récit s'articule autour des viols réguliers subis par la narratrice, Neige Sinno, entre l'âge de 7 et 14 ans, perpétrés par son beau-père. Habitant dans les Alpes des années 90, la famille recomposée vit une existence marginale. Le procès et la condamnation de l'agresseur ne marquent pas la fin du traumatisme.

      Le titre Triste Tigre se profile comme une porte d'entrée énigmatique vers l'univers intime et tourmenté de Neige Sinno. La juxtaposition de ces deux mots, "triste" et "tigre", suscite immédiatement une tension émotionnelle et symbolique. Le "tigre" évoque la puissance animale, la force brute, mais associé à "triste", il acquiert une nuance de mélancolie et de vulnérabilité. Cette dualité suggère une profonde complexité, peut-être même une dualité intrinsèque de la protagoniste. Le choix du titre ne se limite pas à une simple métaphore, mais semble être un écho profond aux thèmes du livre, explorant la coexistence de la force et de la fragilité, de la résilience et de la douleur. Ainsi, Triste Tigre ne se révèle pas seulement comme une simple étiquette, mais plutôt comme une invitation à sonder les contradictions de l'expérience humaine, à explorer les nuances entre la férocité du tigre et la tristesse qui peut habiter son fond le plus sombre.

      Neige Sinno adopte un style d'une sincérité tranchante, dénué de pathos. Elle tente de dégoupiller sa "petite bombe" littéraire sans concession ni recherche du sensationnalisme. Son écriture se nourrit de références littéraires, allant de Nabokov à Woolf, de Toni Morrison à Christine Angot. Le titre même, référence à Trois Tristes Tigres de Guillermo Cabrera Infante, s'inscrit dans une tradition littéraire complexe et puissante.

      Triste Tigre transcende les frontières du récit individuel pour devenir un témoignage universel sur la résilience et la douleur. Dans un monde marqué par les ténèbres de l'humanité, ce roman brille comme un phare d'espoir, rappelant au lecteur la force inébranlable de la volonté humaine face à l'adversité. Neige Sinno offre non seulement un récit poignant, mais aussi une invitation à la réflexion, à la compassion et à la compréhension mutuelle.

      Entre les lignes tristes, rugit un tigre éperdu,

      L'encre de Neige Sinno danse, le cœur fendu.

      Sous l'ombre des Alpes, la douleur murmure,

      Triste Tigre dévoile la résilience qui perdure.

      Pierre Bahgat

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte

      Croix de Cendre

      Antoine Sénanque

      Éditions Grasset, 2023, (432 p.)

      Voyage au bout de la mémoire

      « Si tu aimes ton frère, tu aimes l’amour. Si tu aimes l’amour tu aimes Dieu. » (p. 384). Cette phrase qu’Antoine SÉNANQUE emprunte à Saint-Augustin cristallise l’essence de Croix de cendre, un roman de spiritualité et d’amitié. Antoine SÉNANQUE est le pseudonyme d’Antoine MOULONGUET, un neurologue français auteur de plusieurs romans et essais. Ce roman, comme d’autres ouvrages de SÉNANQUE, brise le cliché de l’homme de sciences non spirituel.

      En 1348, la peste noire s’est propagée en Europe, ébranlant les âmes des Européens aussi bien que leurs corps. Dans Croix de Cendre, un seul homme connaît le secret de sa véritable origine... et il souhaite le dévoiler.

      Le roman s’ouvre en 1367 sur le site du monastère de Verfeil. Une mission a été confiée à deux frères dominicains, Antonin et Robert ; celle d’apporter le vélin et l’encre qui permettront au prieur Guillaume d’écrire son chant du cygne : une confession. Mais les deux frères se trouvent victimes d’un complot ourdi par l’Inquisition qui emprisonnera Robert. Le prix de sa libération ? Le secret de l’origine de la peste et de la mort du théologien Maître Eckhart.

      Ce roman témoigne de la finesse de SÉNANQUE qui réussit à faire un amalgame de plusieurs genres sans compromettre la qualité d’aucun. Croix de Cendre est au fond une fresque historique médiévale qui échappe à l’illustration caricaturale habituelle du Moyen Âge. C’est, aussi bien, un polar religieux. Dans la même lignée, en lisant les dialogues entre l’Inquisiteur et le prieur Guillaume, le lecteur a l’impression de lire un roman à suspense. Finalement, le roman est aussi un récit de voyage qui transporte le lecteur de Toulouse à Avignon avec Antonin. En outre, à travers la mémoire du prieur, le lecteur voyage sur la route de la soie, se rend au port de Kaffa en Crimée et visite la Sorbonne au cœur de Paris.

      En effet, le lecteur suit deux récits. Le premier, qui est au présent, prend place en 1367. L’omniscience du narrateur met en valeur le thème religieux du roman. Le prieur Guillaume, qui sent la mort frapper à sa porte, est hanté par son passé. Pour se délivrer de sa peine, le prieur dyslexique dicte à Antonin sa confession. Le second récit est alors un récit enchâssé. Il s’agit d’une analepse où Guillaume, le Shéhérazade du roman, raconte son histoire qui commence par sa rencontre avec Maître Eckhart en 1313.

      Quant au style de SÉNANQUE, il faut noter que le roman moule des idées philosophiques denses dans un cadre historique lointain. Cependant la lecture n’est pas réservée aux aficionados de cette période, ni de cette philosophie. Avec la plume d’Antoine SÉNANQUE, tout est compréhensible. L’auteur explique des détails historiques avec l’habileté d’un historien et décrit les paysages médiévaux avec la clarté d’un voyageur temporel. De plus, ces explications ne sont jamais ennuyeuses ni didactiques. En fait, elles s’infiltrent harmonieusement dans la narration. Ajoutons à cela le style familier et l’humour que l’auteur instille aux dialogues et dont l’usage facilite l’humanisation de ces personnages médiévaux. En bref, Antoine SÉNANQUE réussit à démythifier le Moyen Âge.

      En effet, Antoine SÉNANQUE rend cette époque lointaine plus accessible au lecteur à travers son choix de thèmes qui témoigne de la valeur cyclique du temps. Des thèmes actuels comme les pandémies et leurs effets sur le comportement des individus, le traitement des détenus, l’abus du pouvoir, la propagation de fausses nouvelles etc. ont été abondamment abordés ainsi que deux thèmes infiniment universels : le remords et l’amitié. D’un côté, les réflexions de Guillaume sur le regret sont douloureuses mais sublimes. Le lecteur se trouve conforté par le fait que même les hommes de Dieu ont des regrets. De l’autre côté, les deux

      amitiés représentées, entre les pairs Guillaume-Jean et Robert-Antonin, sont le moteur qui conduit l’histoire et le cœur battant de celle-ci.

      Pour finir, MALHEUR à qui ne lira pas Croix de Cendre ! Il perd pour ainsi dire la chance d’une lecture émouvante, éblouissante, une rencontre avec des personnages absolument aimables et une plume magnifique. N’ayez pas peur de la taille du livre ! Les chapitres courts garantissent une lecture rapide et divertissante. Croix de Cendre est à lire chez Grasset.

      Fatma Zaky

      Département de Langue et de Littérature Françaises

      Faculté des Lettres

      Université d’Alexandrie


      Une façon d'aimer

      Dominique Barbéris

      Éditions Gallimard, 2023, 208 pages.

      Un amour dans l'ombre du silence

      Une façon d’aimer écrit par Dominique Barbéris, romancière et enseignante universitaire française, constitue un véritable chef-d'œuvre qui nous plonge dans une histoire d'amour intense et bouleversante dans la France coloniale des années 50. Ce roman a connu un vif succès et a remporté le « Grand Prix du roman » de l'Académie française en 2023. Parmi les romans de Barbéris qui ont acquis une grande notoriété, nous pouvons citer également Un dimanche à Ville-d'Avray ainsi que L'année de l'éducation sentimentale qui a remporté le prix Jean-Freustié en 2018.

      Il était temps pour Madeleine, jeune femme réservée et mélancolique âgée de 25 ans, de se marier. Ayant rencontré un jeune homme charmant, gentil, attentionné et de bonne situation, Madeleine savait qu'elle devait faire son choix pour éviter de rester vieille fille. Ce mariage n'était pas fondé sur l'amour, mais plutôt sur la nécessité de se conformer aux attentes de la société.

      En 1955, Madeleine, la jeune bretonne introvertie, accompagne son mari à Douala, au Cameroun, où elle est confrontée à un monde nouveau, à la fois fascinant et hostile. Or, sa rencontre avec Yves Prigent, homme charismatique et mystérieux, la bouleverse profondément. En effet, l’histoire de Madeleine est narrée, 70 ans plus tard, par sa nièce qui tente de rassembler les pièces disjointes du puzzle de sa vie à partir d’anciennes photos, de lettres jaunies et de quelques coupures de journaux.

      Barbéris manie avec élégance et finesse sa plume et donne vie à des personnages complexes et attachants. Madeleine, tiraillée telle une Princesse de Clèves moderne entre son devoir conjugal et ses désirs secrets, nous touche par sa sensibilité. Quant à son amoureux, Yves, il représente l'aventure et la liberté, mais aussi un danger potentiel. Madeleine l'aime à sa façon, en complète discrétion. La romancière a inséré dans son roman une musique à la fois douce, tendre, mélancolique et exaltante, créant ainsi une atmosphère romantique par excellence.

      Une façon d’aimer dépeint le Cameroun pendant la décolonisation et met l’accent sur les circonstances sociales du pays qui ont influencé les choix et les destins des individus. Il constitue également un témoignage poignant sur la fin de l'ère coloniale. En effet, la romancière a choisi de situer l’histoire d’amour de Madeleine dans sa ville natale tout en brossant un tableau de l’époque de ses parents.

      Bref, Une façon d’aimer constitue un roman poétique où souvenirs, fiction, musique, amour, passion et silence s’entrelacent. Il nous invite à réfléchir à la puissance de l'amour et aux complexités de la vie à une ère révolue.

      Chahd Taha Moustafa

      Département de Langue et Littérature Françaises

      Faculté des Lettres

      Université d'Alexandrie, Égypte


      Croix de Cendre

      Antoine Sénanque

      Éditions Grasset, 2023, (432 p.)

      Fresque historique, polar religieux et quête spirituelle

      Croix de cendre est un livre qui nous plonge dans le Moyen Âge, à l'époque de la peste noire, de l'Inquisition et des guerres de religion. Le roman suit les aventures de deux jeunes moines dominicains, envoyés par leur prieur à Toulouse pour acheter du parchemin de qualité. Ils ne se doutent pas que ce voyage va les entraîner dans une dangereuse quête du secret de Maître Eckhart, un célèbre théologien mystique, accusé d'hérésie et mystérieusement disparu. Le prieur, qui a été son disciple, veut révéler la vérité sur les origines de la peste et sur la pensée d'Eckhart, ce qui pourrait remettre en cause les fondements de l'Église.

      Le roman est construit sur deux niveaux de narration : le récit au présent des péripéties des deux moines, traqués par l'Inquisition et confrontés à de multiples dangers ; et le récit au passé des mémoires du prieur, qui raconte sa jeunesse aux côtés d'Eckhart, leur voyage en Orient sur la Route de la soie, et leur implication dans le siège de Kaffa, où la peste aurait été propagée par les Mongols. Ces deux récits s'entrecroisent et se répondent, créant un suspense haletant et une profondeur historique.

      Le roman est aussi un voyage à travers l'Europe et l'Asie du XIVe siècle, avec des descriptions riches et vivantes des lieux, des cultures, des coutumes et des événements de l'époque. L'auteur nous fait découvrir des aspects méconnus ou oubliés de l'histoire, comme le rôle des femmes, les béguines qui ont influencé la pensée d'Eckhart, ou encore la diversité religieuse et culturelle du monde médiéval. Le roman est également une réflexion sur la foi, la liberté, la fraternité et le sens de la vie, à travers les paroles et les choix des personnages, inspirés par la philosophie d'Eckhart, qui prônait une union intime avec Dieu, au-delà des dogmes et des rites.

      Croix de cendre est donc un roman passionnant, qui mêle habilement fiction et réalité, aventure et spiritualité, histoire et mystère. C'est un livre qui nous fait voyager, réfléchir et rêver, tout en nous captivant par son intrigue et son style. C'est un coup de maître d'Antoine Sénanque, qui signe là son premier roman.

      Abdullrahman Alaa

      Département de français

      Faculté des Langues

      Université de Bagdad


      Veiller sur elle

      Jean-Baptiste Andréa

      Éditions L’iconoclaste, 2023 (592 p.)

      Sculpter l'Amour

      Veiller sur elle est le troisième roman de Jean-Baptiste Andrea qui est un écrivain, scénariste et réalisateur français. Il a reçu le prix Goncourt et le prix du roman Fnac en 2023. Veiller sur elle est une histoire d'amour impossible entre deux êtres que tout oppose : Mimo, un sculpteur de génie né pauvre et atteint de nanisme, et Viola, une héritière rebelle issue d'une famille puissante de Gênes. Le roman suit leur destinée durant le XXe siècle, marquée par les bouleversements historiques, politiques et artistiques de l'Italie, car "on ne quitte pas quelque chose qu’on aime sans se retourner", souligne le personnage principal.

      Le roman s'ouvre en 1986, dans un monastère où Mimo vit reclus depuis quarante ans, sans avoir prononcé ses vœux. Il veille sur sa dernière œuvre, une statue mystérieuse qui effraie tous ceux qui la voient. Il se souvient alors de sa vie, de sa première rencontre avec Viola en 1916, alors qu’il était apprenti chez un sculpteur médiocre, de leur amitié puis de leur amour, de leurs séparations et de leurs retrouvailles, de leurs rêves et de leurs désillusions. Il raconte aussi comment il est devenu un artiste reconnu, comment il a créé son chef-d'œuvre, et pourquoi il a choisi au final de se retirer du monde.

      Veiller sur elle est un roman qui mêle habilement la fiction et la réalité, en s'inspirant de faits et de personnages réels, comme le sculpteur Arturo Martini, le poète Gabriele D'Annunzio, ou le dictateur Benito Mussolini. Le roman explore les thèmes de l'art, de la création, de la liberté, de la passion, de la souffrance, de la mort, de la foi, de la résistance, du fascisme, de la guerre, mais aussi de la paix, de l'amour, de l'amitié, de la famille, de la solitude et du destin. Le livre est écrit dans une langue fluide, élégante, poétique, qui rend hommage à la beauté de l'Italie et à la richesse de sa culture. Il est aussi rythmé par des dialogues vifs, drôles, émouvants, qui font vivre les personnages et leurs relations.

      Veiller sur elle séduit d’abord par son titre, par son souffle romanesque, sa profondeur historique et humaine, sa sensibilité artistique et émotionnelle. C'est une œuvre qui fait rire et pleurer, réfléchir et rêver, voyager et vibrer. C'est un roman qui touche le cœur et l'esprit, laissant une trace indélébile dans la mémoire du lecteur. C'est un livre à lire et à relire, à offrir et à partager. C'est un ouvrage magnifique, tout simplement.

      Maream Mohammed

      Département de français

      Faculté des Langues

      Université de Bagdad, Irak


      Sarah, Susanne et l'écrivain

      Éric Reinhardt

      Editions Gallimard, 2023 (420 p.)

      Entre Sarah et Susanne : L'Écriture d'une Vie

      Écrivain français contemporain, Éric Reinhardt nous offre un récit captivant dans son roman Sarah, Susanne et l’écrivain. L'ouvrage a été publié par Gallimard en août 2023.

      Dans ce roman, Sarah confie l'histoire de sa vie à un écrivain qu'elle admire. Ce dernier transforme alors son récit en un roman où Sarah devient Susanne. Au départ, Susanne ne se sent plus aimée comme autrefois. Son mari se retire chaque soir dans son bureau, la laissant seule avec leurs enfants. Parallèlement, elle découvre qu'il possède soixante-quinze pour cent de leur domicile conjugal. Troublée, elle demande à son époux de rééquilibrer la répartition des biens. Ainsi débute un récit poignant qui explore les complexités de l'amour et du couple. Sarah, Susanne et l’écrivain aborde des thèmes tels que l'amour, la famille, la quête d'identité et les relations conjugales. L'histoire nous plonge dans les émotions et les tourments de Susanne, qui cherche à redéfinir sa place dans un monde où les rôles sont souvent préétablis. "Elle leur est complètement sortie de l’esprit. Comment peut-on disparaître aussi vite de la vie de ceux que l’on aime ? C’est comme si elle était morte de son cancer et qu’elle avait eu la faculté de revenir les voir vivre une fois décédée."

      Éric Reinhardt signe ici un roman magistral. Sa plume élaborée, sensible et poétique nous entraîne dans l'univers de Sarah/Susanne. L'auteur explore avec finesse les méandres de la psychologie féminine, la manipulation, et les défis auxquels font face les femmes dans leur quête d'accomplissement. Malgré la densité du texte, la lecture est captivante et déroutante. Sarah, Susanne et l’écrivain est une œuvre qui interpelle et invite à la réflexion.

      Le titre de notre chronique, Entre Sarah et Susanne : L'Écriture d'une vie, évoque la dualité entre les deux personnages, tout en mettant en lumière le processus d'écriture qui façonne leur existence. La créativité et l'originalité de l'œuvre sont mises en avant, avec un soupçon d'humour subtil.

      En somme, Sarah, Susanne et l’écrivain est un roman qui mérite d'être découvert, exploré et discuté. Il nous rappelle que chaque histoire est unique et que l'écriture peut révéler des vérités profondes sur la condition humaine.

      Marim Ahmed Ali

      Département de français

      Faculté des Langues

      Université de Bagdad, Irak


      L’Échiquier

      Jean-Philippe Toussaint

      Éditions de Minuit, 2023 (256 p.)

      L’Échiquier ou le jeu de la mémoire

      Paru aux Éditions de Minuit en août 2023, L’Échiquier est le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint, écrivain belge, né en 1957 à Bruxelles. Il s’agit d’un récit autobiographique, dans lequel l’auteur se raconte depuis son enfance, en évoquant sa passion pour le jeu d’échecs, son rapport à l’écriture et sa relation avec son père. Le livre est composé de 64 chapitres, à l’instar des cases de l’échiquier, qui dessinent un parcours vers les origines et la mémoire.

      C’est aussi le livre d’un confinement, celui que l’auteur a vécu à Bruxelles, en mars 2020, au moment où la pandémie de Covid-19 a bouleversé le monde. Pour occuper ses journées, Toussaint se lance dans deux projets : la retraduction de la nouvelle de Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs, et l’écriture de son propre livre, L’Échiquier. Il se plonge ainsi dans l’univers du jeu d’échecs, qu’il pratique depuis son enfance, et qui lui sert de fil conducteur pour explorer son passé.

      À travers les souvenirs qui remontent à la surface, il retrace son parcours, de son école bruxelloise à son pensionnat de Maisons-Laffitte, de ses premières amours à sa rencontre avec Madeleine, de ses voyages à ses lectures, et de ses films à ses romans. Il relate surtout le rôle essentiel qu’a joué son père, Yvon Toussaint, journaliste et écrivain, qui lui a transmis le goût de l’écriture et du jeu d’échecs, mais aussi une certaine distance avec le monde. Il revient par sa mémoire sur les parties qu’ils ont jouées ensemble, les victoires et les défaites, les silences et les non-dits, les complicités et les conflits. Il évoque avec tendresse et nostalgie ce lien si particulier qui les unissait, entre admiration et rivalité, entre amour et incompréhension. « Je n’ai pas eu la vocation, j’ai eu la permission » disait l'auteur révélant son souhait de suivre le chemin de son père et, en même temps, exprimant sa gratitude envers lui.

      L’Échiquier est un livre magnifique, qui mêle avec finesse et sensibilité l’intime et l’universel, le réel et l’imaginaire, le passé et le présent. C’est aussi le récit d’une quête, celle de l’auteur qui cherche à comprendre qui il est, d’où il vient, ce qu’il doit à son père. Celle du lecteur ensuite, qui suit le cheminement de sa pensée, de ses émotions, de sa créativité. Celle du joueur d’échecs enfin, qui affronte le temps, la mémoire, l’adversaire, et qui cherche à résoudre le mystère de l'échiquier.

      L’écriture de Jean-Philippe Toussaint est élégante, précise, fluide, tour à tour drôle et émouvante. Il réussit à nous faire entrer dans son intimité, sans jamais tomber dans le narcissisme ni le pathos. Il nous fait partager sa passion pour le jeu d’échecs, sans être ennuyeux ni pédant. Il nous fait réfléchir sur le sens de la vie, de l’art, de la littérature, sans pour autant être dogmatique ou prétentieux, car pour lui, « l’écriture romanesque est une méthode de connaissance de soi ».

      Abdullah Al-Qazzaz

      Département de français

      Faculté des Langues

      Université de Bagdad, Irak


      Humus

      Gaspard Koenig

      Editions L’Observatoire, 2023 (p. 379)

      L’utopie du retour à la Terre

      Deux étudiants en agronomie, angoissés par la crise écologique, veulent changer la planète. Arthur entend réintroduire des lombrics sur les terres de son grand-père, en Normandie, et réparer de la sorte les dégâts causés par les pesticides, quand Kevin, enfant du Limousin, met au point un traitement naturel à base de déchets.

      Ainsi, Arthur, d'origine bourgeoise, reprend la ferme de son grand-père pour y réintroduire des lombrics, tandis que le plus pauvre, Kevin, qui est d'origine modeste, crée une start-up pour fabriquer du vermicompost qu'il espère vendre dans le monde entier. Le roman nous montre comment le premier, un idéaliste néorural, va choisir l'activisme radical tandis que le second, monté trop vite, va faire une chute vertigineuse.

      Au fil de leur apprentissage, les deux amis mettent leurs idéaux à rude épreuve. Du bocage normand à la Silicon Valley, des cellules anarchistes aux salons ministériels.

      Ce roman dépeint de manière intelligente notre société moderne. On y assiste à l’échec d’une utopie souhaitée. Parfois, on aspire en effet à être idéaliste pour sauver un monde qui refuse d’être sauvé. Humus est là pour justement mettre en relief un projet humaniste dont l’objectif est de sauver l’humanité.

      Mais ce projet se heurte au réel et n’aboutira pas, comme si le monde moderne refusait l’idéalisme et les normes de la Nature. Dès lors, ce texte nous pousse à poser la question suivante : où va notre monde ?

      Pour conclure, je vois ce roman comme le reflet d’un univers désenchanté et aux projets utopiques. Car ils sont quasiment irréalisables dans notre monde actuel. Nous nous retrouvons ainsi à l’intérieur de cette bataille qui paraît sans fin entre ceux qui veulent détruire le monde et ceux qui veulent le sauver. Qui gagnera à la fin ?

      Ghazal Wesam

      Département de français

      Faculté des Langues Étrangères

      Université de Jordanie, Jordanie


      Humus

      Gaspard Koenig

      Editions L’Observatoire, 2023 (p. 379)

      Humus : Laissons la planète panser ses propres plaies !

      « Homo vient d’humus. Homo vit d’humus. Puis Homo a détruit humus. Et sans humus pas d’Homo. Simple ». Et si la seule façon de sauver la planète était de régresser vers le traditionnel organique ? Et si le seul moyen de s’assurer un avenir était de retourner au passé ? Et si notre existence entière reposait sur des animaux visqueux et tortillants, des « pharaons aveugles » ?

      Gaspard Koenig joint sa plume à celle de la majorité des écrivains du vingt-et-unième siècle et élabore un écrit où l’avenir écologique constitue la toile de fond. L’ouvrage, loin d’être une simple sonnerie d’alarme, égrène à travers la littérature, des exécutoires. Dans ce texte aussi info-explicatif que narratif, l’intrigue et les personnages se heurtent à l’effet scientifique de documentation où le cachet essayiste de Koenig ne manque pas de se trahir.

      Le roman débouche sur Arthur et Kevin : deux ingénieurs agronomes traînant les pieds dans AgroParisTech. D’une manière ou d’une autre, on a l’impression qu’il s’agit d’une identité double et non pas de deux personnages distincts. Après l’obtention des diplômes, leurs parcours se séparent : Arthur rejoint, avec sa copine, la maison abandonnée par son père pour réhabiliter quelques hectares de terre à l’aide de lombrics. Kevin, quant à lui, préfère arpenter la ville parisienne et vendre des vermicomposteurs : des vers de terre qu’on mettra chez nous afin qu’ils consomment nos déchets quotidiens et les transforment en pur terreau. Arthur et Kevin ont beau prendre le relais de l’action, on a l’impression que ce sont les lombrics qui sont les véritables protagonistes du roman : « Qu’est-ce que l’homme ? […] Etymologiquement, rien d’autre que de l’humus. Voilà pourquoi, c’est l’humus qui sauvera l’homme ».

      Le lecteur suivra ainsi une double aventure où l’ambition déborde et les rêves se heurtent, esquissant l’idéal d’une planète sauvée par la main de l’homme. Arthur fait tout son possible pour donner aux lombrics une maison hospitalière. Un an plus tard, il examine la terre, mais le résultat est déceptif : « l’homme était trop faillible, sa science était trop neuve, son horizon trop limité ». Désespéré, il s’apprête à sa mort par humusation : avoir le corps transformé en humus et nourrir la terre à son tour comme elle l’a nourri.

      Kevin fondera Véritas avec son amie Philippine, une entreprise basée sur des lignes peuplées de vers de terre où on déversera les ordures du monde en attendant qu’elles se transforment en terreau. Or, « le capitalisme est un tas de déchets. Il y a ceux qui arrivent à en faire du bon compost, et les autres. ». Kévin, lui, fait partie des autres. Une simple faute suffit à balayer son empire. Dès lors commence sa chute matérielle et morale : voulant être le sauveur de la planète, il devint le couard qui contribuera à sa perte.

      « Ce vers idiot d’Eluard, ‘la terre est bleue comme une orange’. Finalement notre siècle lui donne raison. L’homme a pelé la terre comme on pèle une orange. Il en a ôté le zeste. Ne reste plus qu’un caillou aux reflets d’argent ».

      Bien que les deux protagonistes se plient à un échec abyssal, leurs idées ne manquent pas de talent ; c’est juste l’exécution qui annihile et bouleverse. Dans ce sens, le roman cesse d’être un moyen de divertissement et devient une cause en mesure de sauver l’humanité.

      En revanche, c’est contre toute attente que l’ouvrage comporte, vers le dénouement, un éclairage épique. De l’effet documentaire qui traine en longueur, la rébellion lui ajoute ce côté actif qui lui manquait. Néanmoins, la trace narrative est tellement autre qu’on a du mal à croire qu’il s’agit du même roman. Les révolutionnaires, présidés par Arthur, attaquent le ministère de l’environnement.

      Une bousculade rebelle et acharnée brûle, ravage, dans des bains de sang. Au milieu de cette scène de Germinal, Kevin et Arthur se mêlent l’un à l’autre, dépeignant une aquarelle similaire à celle d’Eponine et Marius à l’abri des barricades de la Révolution française. À ce moment, on ne les voit plus comme des intellos issus de la faculté agricole mais bien comme des héros acharnés qui prennent en main l’avenir. La tension atteint son sommet, les cadavres s’amassent : « Arthur se colla contre Kevin, buste contre buste, joue contre joue, comme un enfant perdu qui se blottit contre sa mère ».

      Pourtant, au bout des dernières pages de l’épilogue, Koenig nous glisse une promesse de printemps. Une scène qui m’a rappelé assurément un proverbe mexicain : « Ils ont essayé de nous enterrer. Ils ne savaient pas que nous étions des graines ».

      Joanne Boutros Tartak

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines III

      Université Libanaise


      Proust, roman familial

      Laure Murat

      Éditions Robert Laffont, 2023 (256 p.)

      L'intimité révélée : Proust à travers le prisme familial de Laure Murat.

      « Et qu'est-ce qu'A la recherche du temps perdu, sinon le grand livre d'une vocation qui s'achève sur l'embarquement vers la création, en laissant une aristocratie sans œuvre à quai ? »

      C'est en se plongeant dans les sept tomes de Marcel Proust, l’écrivain célèbre pour son œuvre majeure À la recherche du temps perdu, que l'historienne acquiert une compréhension approfondie de son milieu d'origine, ce qui l'a ensuite aidée à s'en détacher. Cette immersion dans l'œuvre l'a conduite en effet à découvrir que la société décrite par Proust reflétait celle qu'elle avait connue, avec ses origines nobles issues de l'Empire et de l'Ancien Régime. « Proust […] élaborait sous mes yeux le monde d'emploi des créatures que nous étions. Il mettait en mots et en paragraphes intelligibles ce qui se mouvait sous mes yeux depuis que j'étais née. »

      Laure Murat est une historienne, écrivaine et universitaire française, née au cœur de la noblesse d’empire, le 30 avril 1968 à Toulouse en France. Elle est connue pour ses travaux dans le domaine de la littérature, de la culture et de l’histoire du XIXe et du XXe siècle. Laure Murat est plus exactement une descendante en ligne directe de Joachim Murat, Maréchal d’Empire et roi de Naples, et de Napoléon 1er par le biais de sa sœur, Caroline Bonaparte.

      Comme pour la plupart des jeunes femmes issues de l’aristocratie, son avenir semble tout tracé et se résume à l’espoir d’un « beau mariage ». Pourtant, l’autrice, très rapidement, ne ressent aucune affinité avec le monde dans lequel elle a grandi. Et par la suite, elle choisit de vivre selon ses convictions et d’assumer son homosexualité que la noblesse ne « tolère » que si elle est dissimulée. Très tôt, elle quitte le domicile parental et fait le choix de prendre ses distances avec cette famille dans laquelle elle ne se reconnaît pas et ne trouve pas sa place.

      « Mais je n'ai rien à revendiquer, ni d'ailleurs à renier, d'un état civil où les hasards de la naissance m'ont jetée. Et je n'éprouve ni fierté, ni honte devant mon arbre généalogique, pour la simple raison que je ne crois, dans une existence à l'évidence socialement déterminée, ni à la loi du sang, ni à la fatalité d'un héritage envisagé comme un destin ».

      Vers 20 ans, elle entreprend la lecture de la « Recherche » et cette découverte constituera pour elle une véritable révélation : « Ma lecture de la Recherche m’a délivrée des faux-semblants attachés à l’aristocratie de mes origines, m’a instaurée en tant que sujet […] et, plus que tout, m’a ouverte au réel. »

      Dans son livre, Murat offre une analyse profonde de la vie personnelle de Marcel Proust et de ses aspects familiaux les plus intimes, qui ont laissé une empreinte indélébile chez l’écrivain. L’historienne propose un regard intéressant et une perspective originale à la biographie de Proust, afin de mieux comprendre l’auteur et son chef-d’œuvre. Son but est de montrer comment les dynamiques familiales ont pu nourrir la création de sa fresque littéraire complexe et profonde et comment tous ces éléments se sont reflétés dans ses personnages fictifs et ses récits.

      Cette approche familiale apporte un éclairage captivant sur le processus créatif de Proust, afin de dévoiler l’inconnu et trouver des justifications convaincantes à toutes les hypothèses posées. Cette démarche s’effectue à travers un voyage introspectif dans le monde aristocratique et historique du XIXe siècle, où figurent les soirées mondaines, les coutumes et les salons littéraires. Son but est

      de démasquer l’homme inconnu qui se cache derrière ce génie littéraire, afin que les Proustiens rencontrent l’humain véritable.

      L’autrice n’hésite pas à creuser profondément tout en prouvant sa maîtrise du sujet, à travers une analyse minutieuse, une documentation étayée et une recherche approfondie avec des exemples concrets extraits de ses fouilles dans les archives familiales. Son objectif était d’aboutir à une multitude d’anecdotes fascinantes et à des correspondances qui enrichissent la compréhension de la vie personnelle de cet homme masqué. L'écrivaine va ainsi tisser ce fil d’Ariane entre les petits évènements dans le but de composer un tout bien structuré. « Plus je creusais, plus je comprenais que cette scène minuscule métaphorisait le principe sur lequel toute une caste se tenait en équilibre, à la manière d’une pyramide qui repose sur sa pointe. Ce n’était pas une révélation ni même une découverte pour moi, plutôt la claire énonciation d’un savoir enfoui, informulé. »

      À travers son style d'écriture raffiné et sa profonde compréhension de l'œuvre de Proust, L. Murat offre aux lecteurs une exploration captivante de l'héritage littéraire de ce dernier et une perspective analytique unique sur la société et l'identité. Son tressage habile d'éléments historiques et d'anecdotes personnelles crée un récit saisissant qui captive l'imagination du lecteur. Cette œuvre constitue une contribution significative à l'étude de Proust et à la compréhension de son impact sur la littérature contemporaine.

      Rémie Farah

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines III

      Université Libanaise


      Une façon d’aimer

      Dominique Barbéris

      Editions Gallimard, 2023 (208 p.)

      Echos d’amour

      Dans Une façon d’aimer, Dominique Barbéris nous offre un roman d'une profondeur et d'une sensibilité remarquables, explorant avec finesse les méandres de l'âme humaine et les multiples facettes de l'amour.

      L'histoire se déploie autour de personnages magnifiquement nuancés, chacun portant en lui ses propres fardeaux émotionnels et ses désirs inassouvis. À travers des destins entrelacés, l'auteure nous entraîne dans un voyage introspectif où les relations humaines se révèlent dans toute leur complexité.

      La prose de Barbéris est d'une élégance rare, captivant le lecteur dès les premières lignes. Son écriture subtile et évocatrice donne vie à des scènes poignantes et des dialogues empreints de vérité. Chaque mot semble soigneusement choisi pour sonder les recoins les plus profonds de l'âme, nous confrontant à nos propres questionnements sur l'amour, le désir et la quête de sens.

      L'une des forces de ce roman réside dans la façon dont Barbéris explore les différents types d'amour : l'amour filial, l'amour passionnel, l'amour amical. À travers ces relations complexes, elle nous invite à réfléchir sur la nature même de l'amour et sur ses multiples manifestations dans nos vies.

      Mais "Une façon d'aimer" est bien plus qu'un simple récit sur l'amour. C'est aussi une exploration de la condition humaine, avec ses joies et ses souffrances, ses espoirs et ses désillusions. Barbéris nous confronte à la fragilité de l'existence, nous rappelant que chaque rencontre, chaque étreinte, chaque adieu, est chargé d'une signification profonde.

      En conclusion, "Une façon d'aimer" est un roman captivant qui séduit par sa prose élégante et ses personnages profondément humains. Dominique Barbéris nous offre une œuvre d'une beauté intemporelle, nous invitant à plonger au cœur de l'âme humaine et à contempler la richesse des liens qui nous unissent.

      Hussein ALGANAHI

      Département de français

      Faculté des Langues

      Université de Bagdad, Irak


      Sarah, Susanne et l'écrivain

      Éric Reinhardt

      Editions Gallimard, 2023 (420 p.)

      Sarah, Susanne, et l'écrivain ou le trio dramatique

      Avec Sarah, Susanne, et l'écrivain, Eric Reinhardt nous offre l’opportunité de pénétrer dans la fabrique littéraire. Ce roman dont la forme est assez classique et dont le titre frappe par sa simplicité, nous fait partager l'expérience de Sarah. Celle-ci a confié l’histoire de sa vie à un écrivain qu’elle admire afin qu’il en fasse un roman, car en effet, elle souhaite qu'il en tire non pas un témoignage, mais une fiction. Dans ce roman Sarah s'appelle Susanne. Tout au long du roman, on suit avec une grande délectation ce trio.

      Susanne est généalogiste et vit avec son mari et ses enfants, Paloma et Luigi. Quand elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, elle sombre dans une introspection intime. Cette maladie lui ouvre les yeux, lui faisant prendre conscience du poids de la vie, de ce qu'est sa vie réellement, sa vie conjugale, sa vie en tant que mère et sa vie en tant que femme également. Elle décide alors de se consacrer à ses deux passions, l’art et l’écriture, même si ses manuscrits successifs sont refusés par les éditeurs et si ses œuvres d’art ne sont pas destinées aux grandes galeries.

      Cependant, elle ne devra pas compter sur son mari pour l’encourager car ce dernier prend de plus en plus de recul. Il s’est ainsi aménagé une pièce dans la cave où il a décidé de se remettre à la guitare. Mais plutôt que de gratter l’une de ses Gibson, il boit et fume des joints.

      Chaque soir, son mari se retire dans son bureau, la laissant seule avec leurs enfants. En même temps, Susanne s’aperçoit qu’il possède soixante-quinze pour cent de leur domicile conjugal. Troublée, elle demande à son époux de rééquilibrer la répartition et de se montrer plus présent, en vain. Cette présence-absence va finir par pousser Susanne à réagir. Elle prend le large, choisit de louer une pièce dans la banlieue industrielle, histoire de faire une pause et sans doute pour inciter son mari et ses deux enfants à réagir. Cette décision provoque un enchaînement d’événements aussi bouleversants qu’imprévisibles. En effet, sa décision a eu un effet contraire, son mari paraissant parfaitement à l’aise avec cette nouvelle vie. Susanne s’enfonce alors dans une spirale négative.

      Peu à peu, l'histoire se renverse, à la grande surprise du lecteur. On croyait avoir affaire à Sarah racontant son histoire, mais c'est en réalité l'écrivain qui parle de Susanne, et s’adresse à elle comme à nous, lecteurs, mêlant habilement les vies des deux femmes au point de nous perdre. Qui est Sarah et qui est Susanne, finalement ? Toutes deux frôlent la folie ; leur détresse est la même, leur chute aussi.

      Nous sommes en train de lire une histoire à tiroirs, celle de la « vraie » Sarah, de Susanne, son double de fiction, celle de l’écrivain transposant l’histoire de la première sur le personnage de la seconde. Le tout est habilement composé par Éric Reinhardt, qui s’amuse à tirer les ficelles de cette vraie-fausse fiction. Le romancier propose au lecteur de l’accompagner dans la création de son œuvre. Il nous montre comment il crée Susanne à partir de Sarah et comment il s’émancipe de l’une pour mieux cerner l’autre.

      Ce roman original mystifie son lecteur en l'entraînant dans deux histoires qui n'en sont en vérité qu'une seule. Pour Suzanne et Sarah, leur statut de femmes bourgeoises exerçant des professions libérales est une façon de s'extraire par leur propre volonté d'une vie tragique en prenant leurs distances à l’égard d’un partenaire égoïste et distant qui ne tarde pas à se séparer d'elles.

      La force de l'histoire réside dans la façon dont les mots de Sarah émergent progressivement et se construisent en même temps que l'histoire. Elle suit avec beaucoup d'attention l'alternance entre l'histoire de Sarah et celle de Susanne, jusqu'au tournant de l'intrigue. Le roman se caractérise par une explosion de fantaisie, et même une forme de grotesque qui laisse entrevoir les fissures du milieu petit-bourgeois provincial qu'explore Reinhardt.

      Elinor Khalil

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte


      Sarah, Susanne et l'écrivain

      Éric Reinhardt

      Editions Gallimard, 2023 (420 p.)

      Les méandres de l'âme à travers Sarah, Susanne et l’écrivain

      Le titre épuré de Sarah, Susanne et l’écrivain laisse présager une histoire simple. Cependant, sous cette apparente simplicité se cache une exploration complexe des mécanismes narratifs et de la psyché humaine. Le récit, construit autour de la relation entre l'écrivain et ses personnages, offre une plongée captivante dans les intrications du lien entre réel et fiction. Éric Reinhardt, déjà acclamé pour L’amour et les forêts, prouve à nouveau son habileté à tisser des récits riches en émotions et en subtilités. Son écriture, à la fois poignante et méticuleuse, révèle une profonde compréhension des nuances de la condition humaine.

      Dans ce roman, Sarah confie son histoire à un écrivain qu'elle admire, demandant qu'il en fasse une fiction plutôt qu'un simple témoignage. À l’occasion de cette transposition, Sarah devient Susanne, un personnage double qui explore les méandres d'une existence ébranlée. Le récit débute avec la détérioration de la vie conjugale de Susanne, affectée par l'indifférence de son mari et la découverte de la non-équité dans la propriété de leur domicile. La décision de Susanne de prendre ses distances avec son époux déclenche dès lors une série d'événements imprévisibles et bouleversants.

      La dualité entre Sarah et Susanne, élément central de l'histoire, offre un jeu subtil entre le réel et l'imaginaire. Les personnages, bien que partageant des similitudes, évoluent dans des directions différentes, captivant ainsi le lecteur avec un suspense bien orchestré. La relation entre la mère et son fils apporte une profondeur émotionnelle supplémentaire, soulignant les thèmes de la liberté et de la compréhension familiale.

      Reinhardt réalise un tour de force littéraire en intégrant le processus d'écriture à l'intrigue. Le récit se développe de manière protéiforme, dévoilant peu à peu la parole de Sarah au fur et à mesure que l’histoire se construit. La maîtrise narrative se manifeste dans l'introduction de l'étrangeté et du fantastique, révélant les fissures d'une bourgeoisie provinciale. En outre, le motif du tableau des religieuses offre une réflexion intéressante sur la dissonance mentale de Susanne.

      Sarah, Susanne et l’écrivain ne se contente pas d'être un simple récit. C’est une méditation profonde sur la fabrication d'une histoire. Malgré quelques maladresses dans la gestion des niveaux narratifs, l'œuvre parvient à exprimer la violence psychologique de manière subtile. La fin, bien que résiliente, édulcore partiellement la complexité du récit, offrant une conclusion thérapeutique. Cette œuvre ambitieuse de Reinhardt, bien que n'atteignant pas une radicalité formelle totale, reste une exploration fascinante des liens entre le réel et l'imaginaire, entre la parole et sa mise en récit.

      Pierre Bahgat,

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte


      L’Échiquier

      Jean-Philippe Toussaint

      Éditions de Minuit, 2023 (256 p.)

      Voyage en mémoire

      « La littérature n’a pas pour vocation de raconter des histoires ». C'est avec cette phrase que Toussaint nous convainc d’explorer davantage ce genre littéraire qu’il explore lui-même pour la première fois, à savoir : l’autobiographie. Il nous encourage en effet à découvrir la beauté cachée entre les lignes de son roman et à apprécier pleinement le dévoilement de son âme.

      Toussaint nous invite en vérité à assister à une partie d’échecs qui se joue dans sa mémoire et où les cases du passé et du présent se confondent, relatant l’histoire de son enfance, de son adolescence, de sa jeunesse et de sa vieillesse. Pas de chronologie linéaire, mais un voyage introspectif à travers les souvenirs, les réflexions et les interactions qui ont façonné sa vie.

      Lors de la période du confinement, Toussaint se réfugie dans l’écriture pour échapper à l’incertitude et à la peur d’un destin brumeux ; des sentiments que l’auteur partage d’ailleurs avec ses lecteurs qui sont passés par cette même expérience traumatisante. Dès lors, son échiquier personnel prend vie devant nos yeux, et chaque case dévoile un souvenir, une émotion, une réflexion de son inconscient. L’absence de structure narrative classique pourrait dérouter et susciter la confusion, mais l’agencement des cases crée une peinture surréaliste par la diversité des événements de la vie de l’auteur.

      Toussaint établit aussi un parallèle entre la vie et le jeu d’échecs. Selon lui, les deux se font écho : chaque mouvement, chaque décision, chaque seconde même de notre vie influence notre destin final. Nous sommes toujours dans une course contre le temps, mais dans cette course, il n’y a pas de gagnant ; inéluctablement, nous nous dirigeons vers la mort et nous ne pouvons y échapper. L'auteur explore ainsi ses peurs et ses regrets, cherchant à comprendre le sens de sa vie et à immortaliser ses souvenirs.

      Quant aux lecteurs de ce livre, ils pourraient être divisés en deux types : ceux qui sont obsédés par le jeu d’échecs, ou du moins le comprennent, et ceux qui n’ont aucune idée de ce jeu et ne s’y intéressent nullement. Le premier groupe éprouvera une certaine euphorie en lisant le roman, tout comme l’auteur qui déploie un effort remarquable pour maîtriser son sujet et en donner une description lumineuse ; tandis que le second groupe trouvera en la lecture du livre une punition, car il se sentira perdu.

      En ce qui concerne le style de l’auteur, les descriptions minutieuses de Toussaint peuvent parfois frôler l’ennui. L’abondance de détails et l’absence d’un fil conducteur clair peuvent décontenancer certains lecteurs. De même, les opinions tranchées de l’auteur sur la littérature ne plairont pas à tous, surtout aux jeunes.

      Cependant, l’humour sarcastique de Toussaint apporte une touche de légèreté à ce récit introspectif riche en émotions. Ses réflexions sur la vie, la mort, la vieillesse et les relations humaines confèrent au roman une dimension universelle. L’évocation de son père est particulièrement touchante, dans la mesure où elle révèle l’influence profonde de ce dernier sur les choix de vie de l’écrivain.

      En conclusion, L'Échiquier exige une attention particulière et une certaine maturité pour en saisir toutes les nuances. Pour ceux qui aiment les récits introspectifs et les réflexions intimes, ce roman est une invitation à un voyage intellectuel et émotionnel fascinant dans la mémoire de l’auteur. Mais ceux qui cherchent une intrigue palpitante risquent d’être

      profondément déçus, car selon Jean-Philippe Toussaint : « La littérature, pour être jugée, demande un minimum de connaissance, d’expérience et de culture ». Tel un adversaire dans un jeu d’échecs, le lecteur en herbe sera donc maté avant même de commencer la partie.

      Roussane Achraf

      Département de Langue et Littérature Françaises

      Faculté des Lettres

      Université d'Alexandrie, Égypte


      Sarah, Susanne et l'écrivain

      Éric Reinhardt

      Editions Gallimard, 2023 (420 p.)

      Reflets et réalité

      Sarah est une femme qui a tout pour être heureuse : elle a un mari aimant, deux enfants adorables et un métier passionnant. Pourtant, elle se sent prisonnière d'une vie trop conformiste et éloignée de ses ambitions. Un jour, elle décide de contacter un écrivain qu'elle admire et de lui confier son histoire, en espérant qu'il en fasse un roman. L'écrivain accepte, et commence à écrire le livre, en transformant la réalité de Sarah en fiction. Dans ce livre, Sarah devient Susanne : « Sarah a confié l’histoire de sa vie à un écrivain qu’elle admire, afin qu’il en fasse un roman. Dans ce roman, Sarah s’appelle Susanne » ; une femme qui ose tout remettre en question, qui s'affranchit des conventions, qui vit pleinement ses désirs. Le livre devient un succès, et Sarah se retrouve confrontée à son double littéraire, à son écrivain, et à elle-même.

      Ce roman m’a captivé dès son incipit jusqu’à la fin. L’idée de départ est d’ailleurs très originale. De plus, j’ai été séduite par la façon dont l'auteur mêle la réalité et la fiction, en créant un jeu de miroirs entre les personnages. S’y ajoute le style fluide et élégant d'Éric Reinhardt, qui sait rendre compte des émotions et des sensations de ses héroïnes. Difficile de ne pas s’identifier à un tel texte ; j’ai été touchée par le portrait de Sarah, une femme qui cherche à se réinventer, à se libérer, à se trouver. Le rôle de l'écrivain, qui se fait tour à tour confident, manipulateur, voyeur, complice, amant, nous incite à désirer en savoir plus sur la technique de narrativisation. La façon dont le roman interroge le pouvoir de la littérature, qui peut changer une vie, mais aussi la trahir, la déformer, la révéler oblige le lecteur à aller fouiller dans l’univers fictionnel du texte.

      Le roman aborde des thèmes universels, comme l'identité, la liberté, le bonheur, le mensonge, la vérité. Il nous invite à réfléchir sur notre rapport à la littérature, qui peut être une source d'inspiration, d'évasion, de consolation, mais aussi de confusion, de déception. Il nous questionne sur notre rapport à nous-même, qui peut être en accord ou en conflit avec notre image, notre rôle, notre destin. Nous avons passé un excellent moment de lecture. Ce texte nous a amenée à voir notre vie autrement et à la méditer.

      Zeina Dahboor

      Département de français

      Faculté des Langues étrangères

      Université de Jordanie, Jordanie


      Une façon d'aimer

      Dominique Barbéris

      Éditions Gallimard, 2023 (208 p.)

      Une façon d’aimer : Une éloquence taciturne

      « Peut-être que le silence est une façon d’aimer » : Voilà bien une réflexion captivante et filigranée qui est cultivée tout au long du roman de Dominique Barbéris. Elle suggère une communication intense au-delà des mots, incitant le lecteur à explorer les nuances du non-dit et à ressentir des émotions qui transcendent le langage. C’est là, dans cette maîtrise subtile, que se dévoile l’art incomparable de l’auteure.

      Née en 1958, Dominique Barbéris trace un itinéraire exceptionnel, de l’éclat initial à Bruxelles jusqu’aux sommets académiques de la Sorbonne. Pédagogue émérite, communicante distinguée, auteure de onze joyaux littéraires, couronnée du récent Prix des Libraires-Le Point 2023, son génie persiste, illuminant le monde littéraire par une plume inégalée. Son dernier roman, Une Façon d’Aimer, témoigne indéniablement de son dévouement.

      Ce chef-d’œuvre, édité chez Gallimard en août 2023, émerge en effet tel un joyau rare au sein du panorama littéraire contemporain. Subtilement construit sur un entrelacement de thèmes tels que l’amour, la trahison, le colonialisme, la guerre et la séparation familiale, ce roman offre une fresque raffinée et exquise. Bien que l’autrice ait déclaré dans le préambule que son roman relève de la pure fiction, le lecteur se trouve inéluctablement arraché à la réalité, plongé dans un univers parallèle où s’enchevêtrent amours et actions. Il s’agit d’un monde distinct où l’on s’évade et songe à un ailleurs exquis.

      « Élégante », miniature de « Michèle Morgan » et qualifiée d’« héroïne d’un roman que personne n’écrira », Madeleine s’avère le point crucial autour duquel pivotent toutes les actions. Poussée par les phrases stéréotypées des femmes de son entourage – « c’est la nature, c’est normal. C’est mieux que de rester vieille fille, il faut passer par là. Tu ne seras pas la première, tu ne seras pas la dernière » – elle prend la décision de se marier à Guy, un jeune homme éperdument amoureux d’elle. Néanmoins, sa mère, adoptant une posture de sévérité, et même de haine envers son beau-fils, semble réservée face à cette résolution et répète subversivement : « La liberté, c’est la moitié de la vie », suscitant l’agacement de sa famille et même du lectorat. Malgré l’apparente placidité du récit jusqu’à ce point, une photographie sépia, ornée du sous-titre mystérieux « Douala, allée des Cocotiers, 1958 », aussi bien qu’une révélation énigmatique de la grand-mère de la narratrice, précipitent celle-ci dans un mystère enveloppant Madeleine, une tante discrète mais unique. La narratrice décèle ce passé avec l’aide de sa cousine Sophie, fille de Madeleine. Le lecteur se trouve alors dans un tourbillon émotionnel, transporté en 1958 à Douala au Cameroun, au cœur de l’ère du colonialisme français. Une période charnière, teintée d’une instabilité palpable, se dévoile dans toute sa complexité sous nos yeux. Alors qu’elle suit son époux à Douala, la transition ne semble guère aisée et agréable. Cependant, adulte et déterminée, la jeune femme fait le choix de s’immerger dans cet univers radicalement différent du monde auquel elle appartient. L’amour dont son époux l’entoure constituait incontestablement le socle sur lequel reposait son existence. Celui-ci sifflotait constamment ce refrain : « Madeleine, c’est mon Noël, c’est mon Amérique à moi, même qu’elle est trop bien pour moi ». Ces déclarations mélodieuses qui jalonnent le récit de part en part lui confèrent un ton exalté, empreint d’une sensibilité qui enchante le lecteur.

      Toutefois, à la manière de la Princesse de Clèves, Madeleine se laisse entrainer au cœur d’une romance prohibée, avec Yves Prigent, administrateur – et Don Juan coureur de jupons. Leur

      rencontre, lors d’une soirée orchestrée par Jaqueline, est si féerique qu’un amour intense surgit tel un coup de foudre. Résistant de toutes ses forces, en dépit des sentiments qu’elle nourrit pour Yves et des aveux poignants de ce dernier – « Vous savez Madeleine, j’ai beaucoup pensé à vous ces derniers temps, j’ai beaucoup… d’affection pour vous. […]. Je suppose que vous vous en apercevez. Je suppose même que vous la partagez, cette affection » – elle demeure impassible. Son caractère froid et placide persiste au fil du roman, même lors de sa confrontation avec son époux. Contre toute attente, un événement fortuit et inopiné, la mort d’Yves à son retour à Douala, choque le lecteur. Ce qui surprend davantage est l’absence de la réaction de Madeleine face à cette tragédie. Ceci suscite le trouble du lecteur, curieux de savoir comment la jeune amoureuse a pu réagir à cette mort fortuite, et comment elle a affronté ce deuil, face à sa famille. N’a-t-elle pas regretté ne pas avoir pu lui parler avant son départ ? Ne s’est-elle pas effondrée en larmes devant sa famille ? Ne lui a-t-elle pas érigé un tombeau malgré l’absence de son cadavre ? N’avait-elle pas un brin d’espoir qu’il revienne ? Toutes ces questions tourbillonnent dans la tête du lecteur, qui ne se lasse point d’imaginer, de créer des scénarios, de tenter de percer le psychisme de l’héroïne, et même d’essayer de reproduire la scène.

      Faisant preuve d’une bravoure remarquable, Madeleine ne s’abandonne pas et persiste à exister au rythme serein de sa vie au sein de sa famille. Après un court laps de temps, elle déménage à Nantes avec les siens, y menant une existence paisible jusqu’à son décès. Toujours empreinte de calme intérieur, d’élégance, de discrétion et d’introversion, elle s’avère être une véritable icône.

      Le roman se clôt sur « Peut-être que le silence est une façon d’aimer », mettant en exergue la puissance du silence. Le mutisme parfois, peut être vraiment une manifestation sublime de l’amour.

      C’est la leçon profonde que nous livre Madeleine. Bref, la prose de Dominique Barbéris, nuancée et subtile, explore les méandres de l’âme humaine, les dilemmes moraux, et les aléas de la passion. Il s’agit bel et bien d’un trésor littéraire où chaque mot est une note de musique et chaque personnage une énigme. Dominique Barbéris transcende les frontières de la narration pour offrir un roman somptueux, un Page-Turner rare qui continue de vibrer dans l’âme du lecteur bien après sa fermeture.

      Sara Ahmad Khalil

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines III

      Université Libanaise


      Triste tigre

      Neige Sinno

      Les éditions P.O.L, 2023 (165 p)

      L’enfance cauchemardesque qui pèse comme un boulet

      « Tu as regardé le mal dans les yeux et maintenant, plus personne ne peut te regarder toi. C’est la légende de la Méduse ». Loin de se borner à raconter sa propre histoire, Sinno formule, sur une couverture blanche opaque, la question ultime qui aiguillonne l’humanité. Triste tigre donne ainsi au lectorat l’occasion de feuilleter le journal intime d’une petite fille de neuf ans, régulièrement violée par son beau-père au cours de son enfance anéantie.

      « Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’érotique chez un être aux genoux croutés qui n’a pas encore perdu toutes ses dents ? »

      Tout a commencé par des cajoleries et des caresses, des doigts qui glissent sous une jupe plissée rose, de grandes mains rudes encerclant un corps frêle d’enfant… Des manœuvres que l’héroïne n’identifiait pas alors comme un viol incestueux proprement dit. À dix ans à peine, la sodomie la terrasse et la brise mais lui permet enfin de mettre des mots sur ces agressions ; la voilà à jamais la proie de son violeur : « Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment ».

      Bien que les romans traitant de la pédophilie traumatique ne manquent pas, celui-ci se singularise par le caractère dualiste de la narratrice : sa personnalité se scinde pour nous donner une perspective sur cette enfance massacrée, en parallèle avec une optique mature investigatrice. On a l’impression qu’elle cherche à étendre un voile objectif sur son passé et le revisiter avec un regard nouveau et purement psychologique. C’est la perspective du bourreau qui l’intrigue et inspire sa plume talentueuse. Ce cri de douleur qu’elle cherche à étouffer se heurte à la neutralité passive et apporte à l’ouvrage un goût de dilemme manifestant toute la personnalité de Sinno.

      D’une manière ou d’une autre, le roman converge vers un point donné avec cette aquarelle qui semble tout droit sortie d’un conte de Charles Perrault déviant pourtant vers l’horreur la plus écœurante : Neige, l’enfant aux pieds roses, échappant à « un être plus grand que nature », un « minotaure tout puissant ». Elle est l’héroïne qui cherche à fuir le mal mais c’est aussi celle qui succombe aux flammes du sacrifice.

      Le beau-père, quant à lui, cristallise les traits de Humbert de Nabokov : son charisme, son charme contredisent sa perversion. Le texte brosse avec une grande précision son portrait prométhéen, allant jusqu’à dépeindre sa nudité crue. Une description d’autant plus dégoûtante qu’elle adopte une perspective enfantine. Son effigie épouse les traits écrasants d’un père castrateur par excellence. La peinture actancielle étoffée ne manque pas d’offrir une doublure captivante au roman.

      Neige Sinno, devenue adulte et écœurée de son mutisme protecteur, s’engage dans un procès contre son agresseur. Mais en réalité, nous sentons que c’est par ce roman que se fera son véritable procès. L’intrigue atteint un pic où les positions des protagonistes fusionnent et s’entrecroisent jusqu’à la confusion. Juste au moment où l’on croyait avoir tout vu, un nouvel aspect surgit pour doter le roman d’une plus grande complexité. Dans tout ce brouillage, l’aura de la victime et celle du bourreau semblent indissociables au point qu’ils ne forment plus qu’un. On comprend qu’au fond la victime possède une facette de bourreau et que l’agresseur est avant tout une cible. Tel est le génie psychologique qui sous-tend la transparence littéraire.

      Assurément, Triste Tigre est une œuvre qui met en lumière une voix que la société voudrait bien museler, une rébellion défendant une enfance outragée : « Pourquoi ne sont-ils pas des

      monstres, ces types qui ont mis leur sexe en érection dans le corps de leurs enfants en leur murmurant à l’oreille d’une toute petite voix […] qu’ils les aimaient plus que tout au monde ? ». Par un style extrêmement osé, prônant une fluence poignante, Sinno déchire le rideau tabou qui l’asphyxie et se met à nu devant le monde. L’ensemble reste exceptionnellement fin. Tout fard atténuant la transgression s’efface pour donner un écrit parfaitement honnête mais surtout, bouleversant : « Tant qu’on ne voit pas le pénis de l’homme de quarante ans dans la bouche de la fillette, ses yeux humides de larmes sous la sensation imminente de l’étranglement, tant qu’on ne voit pas, c’est encore possible de dire qu’il s’agit d’amour ».

      À plusieurs moments de la lecture, le dégoût moral et la nausée atteignent des degrés très élevés. La franchise fait que l’imagination est d’autant plus facile à libérer. Or, c’est le fait de pouvoir se représenter minutieusement la scène qui nous plante une boule dans la gorge. En dépit de toute cette horreur qui marque le lecteur, le tout demeure d’une légèreté intraduisible. Un drame intérieur qui bouscule, chambarde et secoue, sans manquer de prêter main forte à toute victime ayant partagé le même enfer.

      Joanne Boutros Tartak

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines III

      Université Libanaise


      Sarah, Susanne et l'écrivain

      Éric Reinhardt

      Editions Gallimard, 2023 (420 p.)

      Rien ne serait jamais plus comme avant

      « Que ce soit les sentiments qui amènent les événements. Non l’inverse ». Sarah essaye de s’insurger contre sa condition de femme-objet pour préserver sa dignité humaine. Avec un style fluide et raffiné, l’auteur français Reinhardt nous peint avec beaucoup de verve le chemin périlleux d’une femme rebelle qui décide d’être à sa juste place. Il s’agit d’un roman sidérant qui donne ses lettres de noblesse à la création, à l’écriture et à l’imagination.

      Le roman se déroule autour de Sarah, une architecte qui confie son histoire à l’auteur, Éric Reinhardt, après avoir vécu des évènements douloureux. L’auteur décide donc de transposer son histoire à travers un personnage prénommé Susanne. Sarah vivait en parfaite harmonie avec son mari et ses enfants. Au fil des jours, elle commence à avoir des doutes au sujet des qualités morales de son époux qui passe la plupart de son temps enfermé dans une petite cave à regarder des films pornographiques. Quelques jours après, elle se rend compte par hasard que son mari possède 75% de leur logement, et elle seulement 25. Cette partition inégalitaire, voire patriarcale, angoisse Sarah et l’énerve. Elle supplie son mari de prendre conscience de ses erreurs et de régler ce problème financier mais en vain. Aussi décide-t-elle de se révolter contre cette injustice financière et quitte le domicile conjugal.

      L’histoire de Sarah et de son double fictionnel exposent le système patriarcal en vigueur dans un monde hypocrite et ses retombées désastreuses sur les femmes, étant réduites à ne plus rien faire que les travaux ménagers. Ces protagonistes montrent que les femmes émancipées ont presque atteint l’apogée de la revendication de l’égalité par le rejet de la résignation et l’affirmation de soi. Récit émouvant d’une émancipation féminine, Sarah, Susanne et l’écrivain est un roman poignant où la volonté de vivre dans la dignité se dresse contre l’humiliation.

      Cependant, le départ de Sarah déclenche un enchainement d’événements douloureux. Les enfants éprouvent de grandes difficultés à s’adapter à leur nouveau mode de vie, ce qui détériore la communication entre eux. Les problèmes conjugaux deviennent de plus en plus intenses, au point que les enfants refusent de parler à leur mère. Suite à ces événements malheureux, Sarah entre à l’hôpital psychiatrique. Exploitant son état psychique lamentable, son mari demande le divorce sans lui concéder une prestation compensatoire. À la fin du roman, nous découvrons que Sarah s’éveille à la réalité et décide d’aller faire sa vie ailleurs.

      Malgré la gravité de la situation, Sarah choisit toujours le silence. Ce silence marque sa désillusion, comme un oiseau qui pousse des cris désespérés, comme si elle était habituée à taire toutes les peines. Sarah qui se renferme dans l’aphasie est parfaitement consciente des répercussions de cette barrière qu’elle bâtit entre elle et le monde – « elle arrête de manger et de dormir. Elle ne veut plus voir personne ». Son mutisme crie son refus de la réalité, et en vérité, le rejet de son mari lui pèse trop. Elle trouve dans le silence non pas l’isolement, mais l’espace intime qui lui permet de se comprendre, d’évacuer sa douleur et d’apaiser sa souffrance. Le silence devient ici une forme de résistance qui se substitue à un dialogue impossible.

      Au fil des jours, Sarah apprend à manier l’arme de l’écriture pour faire passer un message qu’elle n’arrive pas à verbaliser. Ses tentatives de rédiger un roman et les dessins qu’elle réalise sont considérés comme une forme de libération des contraintes sociales : « Sarah aimait passer ses journées réfugiée sous les toits à se projeter dans toutes sortes d’expérimentations artistiques et architecturales ». Sarah se réfugie en effet dans l’écriture afin de trouver dans les mots le bonheur que la vie n’a pas voulu lui accorder. Il s’agit donc de deux êtres cabossés par la vie qui essayent de trouver une consolation dans l’art. L’auteur pousse dès lors le lecteur à

      se poser des questions : est-ce qu’on peut se soigner en se confiant à l’art ? Il s’agit bien ici d’art-thérapie, de dessiner un tableau ou d’écrire un roman pour évacuer la douleur.

      Sarah, Susanne et l’écrivain nous plonge dans les mers les plus profondes de la littérature, du féminisme et de la psychologie. Le roman mérite le prix Goncourt parce que l’on n’a rarement aussi bien écrit sur ce que l’homme peut inspirer de regrets, de désespoir et de confusion. Ce livre fait entendre la voix des femmes soumises à la négligence et à l’inégalité, dans un monde déloyal qui accorde plus de valeurs aux traditions patriarcales que de droits de la femme. Un roman émouvant, fécond et passionnant où féminisme et création artistique s’entremêlent en une vertigineuse mise en abyme.

      Lama Najib

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines III

      Université Libanaise


      L’échiquier

      Jean-Philippe Toussaint 

      Éditions de Minuit, 2023 (256 p.)

      Un échéquiste contre le coronavirus

      Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957.

      Il est écrivain, cinéaste et photographe. Il a publié plusieurs romans comme La Salle de bain et L'appareil photo. Il a obtenu le prix Médicis en 2005 pour Fuir et le Prix Décembre en 2009 pour La Vérité sur Marie. Ses romans sont traduits en plus de vingt langues. Son dernier roman est L’Échiquier.

      "Il arrive, parfois, dans la vie, que le temps du monde, le temps de l’histoire – le temps des guerres et des pandémies – entre en résonance avec le temps intime de nos vies personnelles."

      Dans cette phrase, l’écrivain met toute l'essence de son roman. En effet, à travers son autobiographie en forme d'un échiquier, il décrit les influences du coronavirus sur la vie. Au début, le héros a un peu peur quand le président annonce la diffusion de ce nouveau virus, mais il ne prend pas ce sujet au sérieux. Cependant, le problème s'aggrave progressivement et le virus change la vie des gens : il provoque l'interruption des activités économiques et éducatives. Puis la crise sanitaire finit par envahir toute l'Europe. Confiné, l’écrivain passe son temps à écrire un nouveau livre, à traduire le roman de Zweig et à faire un voyage dans le passé. Il nous relate les évènements qui laissent des traces impérissables dans sa mémoire :

      Son enfance avec ses amis, son adolescence et sa forte relation avec son père avec qui il jouait aux échecs. Après sa rencontre avec son épouse Madeline, il termine son roman par la mort de son amie Gilles Galud. L'écrivain met en lumière la fuite du temps ; il nous montre sa transformation d’enfant souriant en vieil homme malade. Il partage avec nous des sentiments universels et il accentue l'importance de la relation humaine. L'écrivain nous permet de plonger dans son imaginaire : le livre est l'échiquier de sa mémoire et c’est la raison pour laquelle la psychologie occupe une place essentielle dans le roman. Ainsi, l’échiquier n'est pas un simple jeu mais bel et bien une manière de vivre. Pour le héros, la vie est un échiquier sur lequel il faut correctement mettre en œuvre son intelligence pour atteindre son but. De plus, il traite de la double personnalité, en vertu du fait que dans chaque personne, il y a deux idées contraires. Par exemple, le corona provoque la tristesse mais simultanément il favorise le développement personnel.

      L'Échiquier nous pousse à apprécier les souvenirs les plus simples dans notre vie et à préserver notre paix intérieure malgré les catastrophes extérieures. C'est une peinture de la société et de l’état d’esprit de l’écrivain durant le confinement.

      Wiam Abdelmajid

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines III

      Université Libanaise


      Une façon d’aimer

      Dominique Barbéris

      Editions Gallimard, 2023 (208 p.)

      Entre les lignes du cœur

      Dans un tourbillon d'émotions subtiles et de destins entrelacés, Une façon d'aimer de Dominique Barbéris, récipiendaire du prestigieux Grand Prix de l'Académie française, se révèle comme une œuvre en noir et blanc, captivant l'esprit et l'âme du lecteur dans un voyage à travers les années 1950 jusqu'à nos jours. Dominique Barbéris, érudite et talentueuse, a façonné son œuvre avec une sensibilité raffinée, enseignant les lettres à la Sorbonne pendant quatre décennies. Son écriture, empreinte d'élégance et de dépouillement, reflète une profonde compréhension des nuances de l'âme humaine, marquant ainsi son empreinte sur le paysage littéraire contemporain.

      Une façon d'aimer nous plonge dans l'univers enchanteur et pourtant troublant de Madeleine, une beauté discrète des années cinquante. Quitter sa Bretagne natale pour suivre son mari au Cameroun la précipite dans un monde à la fois exotique et saisissant. À Douala, lors d'un bal à la Délégation, elle croise le chemin d'Yves Prigent, un homme énigmatique, à mi-chemin entre l'administrateur et l'aventurier. Mais la décolonisation émerge, annonçant la fin d'une époque et le déclin des rêves.

      Madeleine, avec sa beauté mélancolique, incarne la quintessence de la femme en quête d'identité et de passion. Yves Prigent, mi-aventurier mi-fonctionnaire, évoque quant à lui le mystère et la tentation dans une Afrique en pleine mutation. Ces figures emblématiques se meuvent dans un monde où les désirs secrets se heurtent à une réalité implacable.

      Dominique Barbéris tisse une toile narrative subtile, dévoilant les méandres de l'âme humaine avec une grâce infinie. Son écriture évoque les ombres du passé et les lueurs de l'espoir, capturant la beauté éphémère des rencontres fortuites et la complexité des sentiments inexprimés.

      Une façon d'aimer transcende les frontières du temps et de l'espace, offrant une exploration poétique de l'amour et du destin. Dans ses pages se dessine un portrait intemporel de l'humanité, où la grâce émerge au cœur même de l'adversité. Avec une plume élégante et évocatrice, Dominique Barbéris nous invite à contempler la beauté fragile de l'existence et à célébrer la puissance des émotions qui nous lient les uns aux autres.

      Entre les lignes du cœur, une valse de nuances,

      Madeleine et Yves, dans l'ombre qui s'avance.

      Dominique Barbéris, artiste des émotions,

      L'âme se dévoile, en subtiles connexions.

      Pierre Bahgat

      Département de Français

      Faculté de Langues (Al Alsun)

      Université Ain Shams, Égypte


      Triste tigre

      Neige Sinno

      Éditions P.O.L, 2023 (288 p.)

      L’enfance perdue

      « Est-ce que j’étais jolie ? Je ne sais pas. Comme tous les survivants de viol, j’ai du mal à me positionner par rapport à mon apparence physique » (p. 44)

      Triste Tigre, le troisième roman de Neige Sinno, a bouleversé le monde littéraire français dès sa publication en août 2023. Le Prix littéraire « Le Monde » (2023), le Prix Femina (2023), le Prix Goncourt des lycéens (2023) et bien d’autres lui ont été décernés.

      Ce roman écrit à la première personne raconte une expérience personnelle, celle de l’inceste vécu par Neige Sinno. Il s’agit d’un récit autobiographique poignant et courageux qui explore les traumatismes de l’inceste. L’autrice propose une nouvelle expérience de lecture en impliquant le lecteur dans ses pensées et ses monologues intérieurs.

      Recourant à une écriture claire, facile, précise, limpide, Sinno nous plonge dans son enfance marquée par l’abus sexuel subi de la part de son beau-père. Les mots crus qu’elle emploie par moments et qui sont un mal nécessaire nous font partager sa douleur. Elle révèle avec sensibilité les effets dévastateurs de ce crime sur son développement psychologique et émotionnel. Tout au long des 288 pages, Sinno explore les sentiments de honte, de culpabilité et de peur qui hantent toute victime ainsi que la difficulté de se reconstruire après un tel traumatisme.

      Le fait qu’elle a 44 ans en écrivant ce roman prouve à quel point ce passé la submerge. Et ce souvenir d’enfance se réactive souvent chez elle. L’autrice parle de sa vie comme une succession de faits divers, un film d’horreur qui n’aurait pas de « HAPPY ENDING ». Car en effet, les conséquences du viol persistent tout au long de sa vie. Elles l’affectent physiquement et mentalement, et les séquelles de ce traumatisme se répercutent sur ses rapports avec sa famille et les habitant de son village.

      La valeur littéraire de Triste Tigre est indéniable car ce livre brise le silence autour de l’inceste, un sujet encore tabou dans notre société. En racontant son histoire, Sinno donne une voix à toutes les victimes et permet de lever le voile sur ce crime trop souvent minimisé. Son courage est admirable et son livre est un véritable cri d’espoir pour toutes celles qui ont subi des violences sexuelles.

      Tout au long du roman, elle cite les noms des œuvres où elle retrouve son histoire comme Lolita, célèbre roman de l’écrivain américain d’origine russe Nabokov. Dans ce roman, la victime n’a pas eu la chance de parler, elle est muette. Neige Sinno exprime assurément un sentiment de frustration face à la littérature qu’elle a parcourue. Elle y constate un manque de profondeur et d’authenticité dans la manière dont les traumatismes et la violence sont souvent représentés. C’est la raison pour laquelle elle a voulu composer ce récit à la fois brut et poétique, qui donne voix simultanément à son expérience et à celles des autres dans le but d’empêcher que de tels crimes atroces ne se reproduisent.

      Bref, Triste tigre est un vrai roman d’émotions. C’est un plaidoyer en faveur des victimes du viol. Ce roman leur offre une nouvelle chance de se rétablir d’un mal que rien n’a pu guérir. C’est un récit émouvant qui mérite la lecture, un récit qui reflète les paradoxes du monde où nous vivons.

      Hanya Hesham

      Département de Langue et de Littérature Françaises

      Faculté des Lettres

      Université d’Alexandrie

      Sarah, Susanne et l'écrivain

      Éric Reinhardt

      Éditions Gallimard, 2023 (420 p.)

      Au-delà des pages

      Que feriez-vous si vous sentiez un jour que votre mari ne vous aime plus ? Demanderiez-vous le divorce ? Auriez-vous le courage d’affronter cette situation ? Auriez-vous la bravoure de vous extérioriser et de confier votre histoire à quelqu’un ?

      Sarah, Susanne et l’écrivain est un roman qui explore les liens entre la vie et la littérature, la réalité et la fiction, le lecteur et l’écrivain. Sarah, une femme qui a survécu à un cancer du sein, confie en effet son histoire à un écrivain qu’elle admire afin qu’il en fasse un roman. Dans ce roman, Sarah devient Susanne, une femme qui se sent délaissée par son mari et qui décide en conséquence de le quitter pour se retrouver. Mais cette décision va déclencher une série d’événements imprévisibles et bouleversants qui vont remettre en question son identité, son passé et son avenir.

      Le roman se présente comme une conversation entre Sarah et l’écrivain. Elle lui raconte l’histoire de sa vie qu’il transpose sur Susanne. Le lecteur assiste ainsi à la construction du roman et est témoin des choix narratifs de l’écrivain-protagoniste de Reinhardt. Le roman devient alors un jeu de miroir à double facette où la vie de Sarah et Susanne se répondent en écho. Le lecteur est également invité à s’interroger sur sa propre vie, sur ses rêves, ses regrets et ses désirs.

      Éric Reinhardt signe ici un roman ambitieux, à la fois complexe et captivant, qui mêle habilement la réalité et la fiction. Les personnages sont attachants, touchants, humains avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs joies et leurs peines, leurs espoirs et leurs craintes. Le roman pourrait être considéré comme une leçon thérapeutique ; c’est une réflexion sur la vie en couple, sur l’amour et la fidélité, sur la liberté et la place de la femme dans la société.

      Sarah, Susanne et l’écrivain est un roman qui se lit d’un trait. Il nous permet de vivre une expérience littéraire unique et singulière qui nous fait voyager dans le monde intérieur d’une femme délaissée par son mari et celui d’un écrivain engagé qui, à l’image de son créateur, défend la cause féminine.

      Le style exceptionnel d’Éric Reinhardt, très simple et fluide, ajoute au plaisir de la lecture. Le roman est incrusté de descriptions détaillées et poétiques qui vous permettent de visualiser la scène décrite. L’écriture est particulièrement élégante et précise.

      Bref, ce roman est une invitation à réfléchir sur nous-mêmes, sur nos choix, nos envies et nos rôles au sein de la famille et plus généralement dans la société.

      Salma Mohamed et Habiba Amr

      Département de Langue et Littérature Françaises

      Faculté des Lettres

      Université d'Alexandrie, Égypte


      Une façon d'aimer

      Dominique Barbéris

      Éditions Gallimard, 2023 (208 p.)

      Une femme à double facette

      Une Façon d’aimer est un roman écrit par l’écrivaine française Dominique Barbéris que Gallimard a édité. Barbéris est romancière, enseignante à l’université de Paris IV – Sorbonne. Elle est spécialiste de stylistique et de langue française et anime également des ateliers d’écriture. Elle a écrit des romans, des récits et même des nouvelles. De prime abord, dans son dernier roman l’autrice parle de sa protagoniste Madeleine tout au long de l’histoire. Barbéris tient beaucoup à mettre en valeur l’élégance de Madeleine – l’héroïne qualifiée d’« inimitable » – de par les robes qu’elle met et qui sont toujours à la mode. Elle se marie à Guy qui s’attache énormément au sol camerounais et plus précisément à la ville de Douala, contrairement à sa femme qui à la fin regagne le sol français. Guy est un homme qui travaille dans une société des bois au Cameroun et qui finit, après trois mois, par rejoindre Madeleine. Ils ont une fille qui s’appelle Sophie et qui a un problème osseux, des « jambes arquées ». Sophie se singularise par son chapeau en paille qui lui donne l’aspect d’une chinoise. Elle se marie avec un américain qui se nomme John. Mais Sophie n’a pas hérité la beauté de sa mère.

      Durant son enfance, elle est élevée la plupart du temps par le serviteur Charlie qui aime beaucoup les enfants et joue avec la petite fille – « je suis un lion, je vais manger cette petite fille ». Bien que l’idée du mariage d’amour n’est pas dénigrée, Régine décourage du mariage et conseille de rester toujours célibataire en invoquant que « les hommes vous bourrent le crâne » et qu’ils « mentent comme ils respirent ». Tout au long du récit, nous remarquons que les événements se développent avec l’arrivée d’Yves Prigent qui visite Douala de temps à autre. C’est un homme marié à Elizabeth, une américaine. Malgré son mariage et le fait qu’il a deux garçons, plusieurs rencontres ont lieu entre Madeleine et Yves et il invite souvent Madeleine à l’Akwa Palace. Nous pouvons ainsi parler d’une sorte de trahison indirecte envers son mari Guy. Sophie est témoin de l’une des rencontres entre sa mère et Yves. Madeleine se singularise par son caractère silencieux, un peu discret et timide. Quant à Yves, c’est un homme qui aime les femmes et il ne cache pas cette vérité. Il n’était donc pas du genre « mari fidèle ». Sa vie se termine lors d’un voyage où il est confronté aux intempéries La trahison est présentée avec d’autres personnages du récit : Jacqueline et le docteur Ambrières. Ce sont deux personnages secondaires ; Jacqueline est en fait la déléguée à Douala. Elle fréquente des personnes cultivées et c’est une femme parfaite. Quant au docteur, c’est un excellent médecin. Il nous fait rappeler l’histoire de Caëlin, un inspecteur mort des suites d’une balle reçue au niveau de son ventre. À ce moment-là, la situation politique au Cameroun est instable, le peuple veut l’indépendance. Nous remarquons également l’attentat du fondateur de l’UPC le 3 septembre 58. En réalité, l’écrivaine met beaucoup l’accent sur la puissance de la France sur ses colonies en Afrique, surtout au Cameroun. Ce pays a arraché son indépendance mais les traces françaises demeurent malgré la décolonisation. Ces traces se manifestent à Douala avec le film Et Dieu créa la femme avec Brigitte Bardot. De plus, la décolonisation a quand même un mauvais impact sur le pays : les Noirs ont pris une grande importance et des places dans la société tandis que les Blancs ont

      reculé en silence. Nous constatons aussi que les Noirs vont se venger des Blancs après avoir conquis leur liberté.

      Il nous reste à dire que ce roman est l’un des plus beaux romans que nous pouvons lire, parce qu’il soulève des sujets d’importance et surtout des sujets liés à l’histoire. En le lisant, nous ne pouvons pas nous empêcher d’entrer dans le monde de l’histoire à travers un style facile et fluide. Dominique Barbéris est une véritable écrivaine créative, et nous ne pouvons que souligner qu’elle a écrit ce roman avec la plus grande créativité.

      Jebril Taleb

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines III

      Université Libanaise


      Croix de Cendre

      Antoine Sénanque

      Éditions Grasset, 2023, (432 p.)

      Inquisition et mystère médiéval

      "La croix de cendre évoque tout ce que l'homme essaie d'enterrer mais qui ne disparaît pas totalement ..."

      Antoine Sénanque, né en 1959 à Neuilly-sur-Seine, combine son métier de neurologue émérite et celui d’écrivain provocateur. De son éblouissante carrière médicale, il fait émerger Blouse (Grasset), un premier roman percutant, dans lequel il dénonce les travers de la médecine avec une plume incisive et qui lui vaut à la fois l’acclamation du public et l’hostilité de ses pairs. En 2007, le prix Jean Bernard couronne son deuxième ouvrage, La Grande Garde, où son expertise neurologique sublime la tension d'un service chirurgical, dévoilant les jeux de pouvoir hospitaliers. L'écriture de Sénanque, aussi chirurgicale que brutale, transpire d'humeur et d'humour. Les questionnements spirituels affleurent dans Salut Marie (Prix Version Femina, 2013), paru en mai 2012, où l'auteur, avec une plume truculente, explore l'insolent questionnement d'un être ordinaire face à l'apparition de la Vierge Marie. Son roman Croix de Cendre, paru en 2023, nous plonge dans la vie intellectuelle et spirituelle du Moyen-âge.

      Fusionnant habilement l'Histoire et la fiction avec un réalisme saisissant et une originalité captivante, Antoine Sénanque nous offre ici un roman passionnant. C'est un polar médiéval saturé d'aventures, savamment tissé avec des symboliques profondes et une vulgarisation éclairante de la pensée philosophique et religieuse de l'époque. En 1367, frère Antonin et frère Robert, moines du couvent de Verfeil, se lancent dans une quête extraordinaire sur ordre du prieur Guillaume. Leur mission, à trois jours de marche à Toulouse, prend un tournant inattendu lorsque frère Robert est emprisonné par l'inquisiteur. Face à l'amitié mise à l'épreuve, frère Antonin accepte de dicter les mémoires du prieur Guillaume, dévoilant ainsi des récits captivants, tels que le siège de Kaffa en 1347, où les Mongols catapultèrent des cadavres pestiférés sur les Européens. Cette narration fascinante s'étend jusqu'à la jeunesse du prieur Guillaume, dévoilant ses voyages en Europe du Nord aux côtés de maître Eckhart, héros énigmatique de Croix de cendre. La subtilité de l'auteur, Antoine Sénanque, réside dans sa capacité à rendre accessible la pensée complexe de ce théologien médiéval, ajoutant une dimension envoûtante à ce récit.

      La peste, l'Inquisition, Maître Eckhart : cette équation à trois membres est la formule du roman, si rigoureuse que l'on ne peut en dire plus sans risquer d'en dire trop et éventer par là le mystère de cette histoire.

      On connaît bien cette dernière : la peste a débarqué à Marseille en 1348, s'étendant ensuite à travers toute l’Europe. Mais envisageons une autre possibilité, celle d'une propagation criminelle orchestrée par un seul homme. C'est cette intrigante hypothèse que le manuscrit de Guillaume pourrait révéler, plongeant au cœur d'un récit où se mêlent des rivalités entre dominicains et franciscains, des Béguines dévouées à Dieu et tourmentées par l’Inquisition, ainsi qu'une touche subtile d'alchimie et de poésie. Loin de l'image paisible du Moyen-Âge habituellement présentée, ce roman exhale des odeurs rances, du sang séché et l'arôme des simples, maniés avec précaution dans un dessein exclusivement curatif. La mort elle-même s'invite, que ce soit à travers les cadavres catapultés sur une ville assiégée ou la tête d'une truie au crâne évidé. La brutalité de ce monde, Antoine Sénanque ne la dissimule pas, dans cette épopée spirituelle qui mélange les personnages réels à ceux de la fiction, en bon roman initiatique. Les scènes de guerre (dont celles de la bataille de Caffa, pendant laquelle les

      cadavres des Tatares pestiférés sont catapultés au-delà des murs d'enceinte de la ville afin de contaminer ses habitants) ou les scènes avec les lépreux alternent avec les conversations théologiques, les questionnements sentimentaux et les récits de souvenirs.

      Au-delà du contexte historique précis, Croix de cendre se révèle comme un roman noir captivant, une enquête habilement menée confrontant le prieur Guillaume au redoutable grand Inquisiteur. Les périples sur la route de la soie, le passage par le comptoir de Caffa et ses Tartares anticipent la rencontre avec le grand théologien Maître Eckhart, ajoutant une dimension mystérieuse à cet ouvrage.

      Antoine Sénanque a saisi toute la modernité de ce dominicain, penseur du 13ème siècle, prêchant la décroissance et le dénuement face aux maux du monde, tels que la peste noire en son temps. En permettant à la culture et aux connaissances de s'étendre parmi la population, Maître Eckhart a façonné un projet de société extraordinaire.

      Ce roman historique se transforme en un roman philosophique. Cependant, trop en avance, Maître Eckhart fut pourchassé par l’Inquisition et dut personnellement plaider sa cause devant divers tribunaux. Il s'éteignit avant de recevoir la condamnation papale. La fin du XXème siècle rétablira une vérité différente... Quelle pertinence pour nos maux contemporains, où les guerres saintes persistent, cachant sous leur nom les désirs de domination des hommes !

      Croix de cendre est une épopée littéraire d'une richesse infinie, mêlant habilement imagination, intelligence et érudition, offrant une expérience de lecture multiple, notamment à travers des perspectives philosophiques et allégoriques. Ce monument littéraire, empreint de vitalité et d'audace truculente, dévoile une apparente décontraction du style et une grande liberté. Il oscille entre l'humour, la tristesse, l'émotion, l'aventure et l’érudition, créant une toile narrative aussi accessible que captivante. Chaque personnage, soigneusement exploré, devient une figure humaine, y compris l’inquisiteur qui, bien qu'incarnant un rôle sombre, révèle une humanité dense et complexe. Le souffle de l’histoire, la richesse des informations sur la vie intellectuelle et religieuse de cette fin du Moyen Âge font de Croix de cendre un authentique chef-d'œuvre qui ensorcèle et éblouit.

      Karim Abou Melhem

      Département de Littérature et Langue Françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences Humaines III

      Université Libanaise


      Humus

      Gaspard Koenig

      Editions L’Observatoire, 2023 (p. 379)

      Sous nos pieds, un monde insoupçonné

      De nos jours, le thème de l’écologie est abordé dans diverses œuvres littéraires et scientifiques. Or, Humus acquiert une place particulière parmi ces œuvres en devenant candidat au Prix Goncourt édition 2023. Dans une ambiance écologique, Gaspard Koenig fait des vers de terre les vrais sauveurs de la planète et les héros de son roman au détriment des personnages humains, Arthur et Kevin, qui sont plutôt considérés comme des héros « quasi secondaires ». Ces derniers s’engagent à rendre hommage à ces créatures et à souligner l’influence nocive des humains sur notre monde.

      Le roman suit le parcours de ces deux personnages qui décident de sauver la planète, en ayant recours aux vers de terre, mais chacun à sa propre manière. Arthur, élevé dans une famille aisée, ne pense pas au gain financier ; il prend l’initiative de faire « revivre » une terre agricole qu’il a héritée. Kevin quant à lui ne partage pas la conception ni les valeurs humanistes de son ami et décide de plonger dans le monde entrepreneurial. Le lecteur les accompagne ainsi dans leurs trajets pour découvrir le sort de chacun à la fin du roman.

      Avec une plume engagée, Gaspard Koenig nous sensibilise aux répercussions du changement climatique et de l’agriculture intensive sur la vie des vers de terre et, par extension, sur la survie de notre planète. Le roman ne s’attaque pas uniquement à l’écologie mais discute aussi de la condition humaine. L’auteur dévie de son thème primordial et traite également, par extension, de notions secondaires. Il intègre ainsi explicitement la religion dans son récit : « Quand Ève surgit, Adam n’est pas encore laboureur mais déjà jardinier, au fait des tailles et des bouturages ». Les allusions implicites à la religion ne manquent pas. Dans un des premiers chapitres, l’auteur décrit comment les deux amants Arthur et Anne jouissent de la nature et nagent tout nus dans un lac rappelant une atmosphère paradisiaque avant de se rendre à Saint-Firmin où ils s’épuisent à travailler, tout comme Adam et Eve qui sont punis par la Providence qui les expulse du jardin d’Eden. L’auteur aborde aussi le thème de l’homosexualité. Dans ce roman qui se présente comme une mosaïque fusionnant tradition et modernité, qui transcende le politique et les conflits entre conservateurs et libéraux, l’effondrement de notre planète devient une vérité universelle.

      Quant au style de l’auteur, il se distingue par son réalisme et une description minutieuse, minutie qui se manifeste particulièrement lors de la description des scènes évoquant les vers de terre. Mais la question qui se pose est la suivante : la description détaillée des différents genres de vers de terre, de leur cycle de vie, de leur mode de reproduction ou encore des menaces qui pèsent sur eux sera-t-elle appréciée par tous les lecteurs ? Nous pensons que la réponse à cette question est loin d’être affirmative et ce, à en croire le narrateur lui-même, qui indique qu’ « un tiers de l’humanité est ophiophobe ». En outre, ce style précis et réaliste qui frôle la scientificité fait que le roman foisonne de termes scientifiques qui nécessitent, par moments, une recherche approfondie. Par conséquent, la lecture est fréquemment interrompue et elle se métamorphose, petit à petit, en une sorte d’étude agronomique.

      En fin de compte, il est indéniable qu’Humus est un roman écologique qui transmet un message universel et intemporel, un message touchant grâce au talent de Gaspard Koenig. Or, les lecteurs qui ne voient dans la lecture qu’un moment de détente et une tentative d’évasion loin de la réalité risquent de ne pas apprécier ce roman quasi-scientifique qui se transforme par moments en une formation sur les lombrics et le vermicompostage.

      Habiba IHAB

      Département de Langue et de Littérature Françaises (DLLF)

      Faculté des Lettres

      Université d'Alexandrie, Égypte

      Veiller sur elle

      Jean-Baptiste Andréa

      Éditions L’iconoclaste, 2023 (592 p.)

      Entre platonisme et amitié, un portrait d’Italie

      Voyage entre réalité et fiction, c’est ainsi qu’on pourrait définir l’expérience qu’est Veiller sur elle, quatrième roman de Jean-Baptiste Andrea. Le lecteur ne peut que se demander, déjà à la vue de la première de couverture, qui est « elle ». Le mystère n’est que davantage cultivé par une ouverture intrigante mélangeant trois voix narratives distinctes. C’est l’histoire de Mimo et Viola, de Michelangelo et d’Icare. Le premier est un sculpteur doué de classe populaire, l’autre la benjamine de la grande famille des Orsini, qui rêve de voler. Une rencontre imprévisible se produit. C’est le destin. Un amour impossible naît. Et c’est le récit de cette passion platonique qui nous bouleverse le long d’environ 600 pages. Il s’agit d’une amitié où s’entremêlent confiance et trahison, rêves, déceptions et réussites. C’est le parcours d’un ambitieux et d’une flamme étouffée. C’est le récit d’un artiste et de sa muse, propulsés dans les montagnes russes de la grande création artistique. Un Michelangelo du XXe siècle qui redécouvre la Pietà, et qui nous emmène à repenser l’art, cette pure expression de l’âme, la manifestation de nos émois et du deuil. Et dans cet univers méta-artistique, l’Italie agit comme un fil conducteur. Apparemment, ne constituant qu’un bel arrière-fond, c’est le troisième grand acteur de ce récit. L’Italie, berceau des grands sculpteurs, agit et impose sa volonté. En entremêlant histoire et fiction, l’auteur brosse un tableau de l’Italie au XXe siècle, de la Grande Guerre à la montée du fascisme et l’avènement de la Seconde Guerre mondiale. C’est l’Italie en effervescence futuriste. C’est l’Italie dans sa binarité : pays de magie, de mythes et de rêves, pays de fascisme, de guerre et de révolution.

      Impossible de parler de Veiller sur elle sans que les sentiments ne débordent. D’une plume maîtrisée, et avec un talent de réalisateur, Jean-Baptiste Andrea crée un roman qui se lit comme un film. Nous y sommes intégralement transposés et partageons l’intrigue avec les personnages. Ceci crée un rapport d’identification entre lecteurs et protagonistes. Nous nous voyons dans l’amitié de Mimo et Viola, dans leur acharnement à poursuivre leurs rêves, dans leurs chagrins comme dans leurs joies. Cette familiarité voire cette intimité que partage le lecteur avec le récit rend évidente la révélation du secret de la Pietà à la fin du roman. Le dénouement, tragique, accablant, pourrait apparaître hâtivement bouclé. Toute explication aurait été superflue, futile. C’est un roman à vivre, c’est une expérience à connaître.

      Veiller sur elle est recommandé à tout passionné d’art, de symbolisme et d’histoire. Laissez-vous prendre par la plume de l’auteur et perdez-vous dans un voyage dans le temps, dans l’espace et dans la profondeur de nos âmes.

      Farida EID

      Département de Langue et de Littérature Françaises (DLLF)

      Faculté des Lettres

      Université d’Alexandrie, Égypte


      Veiller sur elle

      Jean-Baptiste Andréa

      Éditions L’iconoclaste, 2023 (592 p.)

      Souvenirs et nostalgie du passé

      « Mimo Vitaliani, né dans un monde d’oiseaux, s’éteint sous l’œil d’un satellite » (p. 397).

      Veiller sur elle, roman alliant l’autobiographie et la biographie fictive, est composé par Jean-Baptiste Andrea, réalisateur, scénariste et écrivain français né à Saint-Germain en Laye. Il grandit à Cannes où il est diplômé de l’Institut Stanislas et où il a fait ses premières expériences de scène, d’écriture et de réalisation.

      « Mais depuis quand les morts ne peuvent-ils raconter leur histoire ? » (p. 14). Ce quatrième roman de Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle, narre le parcours d’un homme âgé de 80 ans, Michelangelo, dont le surnom est Mimo, qui a vécu depuis une quarantaine d’années dans un couvent en Italie. Il se meurt mais se remémore tout ce qui s’est passé durant sa vie, sa jeunesse et surtout sa bien-aimée qui s’appelle Viola Orsini. Après la mort de son père durant la Première Guerre mondiale, sa mère a décidé de l’envoyer en Italie sur le bateau de Pietra d’Alba, pour travailler avec son oncle Zio Alberto, sculpteur brutal, alcoolique et sans talent. Notons que Mimo est un génie, sculpteur et artiste. Tout au long de sa vie, il va essayer de déployer un effort monstre avec ses petites mains malgré les circonstances pénibles : le harcèlement que lui cause son nanisme, la pauvreté et l’amour impossible avec Viola Orsini, fille de bonne famille, de ceux qui ont du pouvoir autant que de l’argent. Mimo vit alors pour veiller sur elle et pendant ses voyages, il ne cesse de penser à sa jumelle cosmique.

      L’histoire de l’Italie se présente comme la toile de fond de celle de Mimo. Jean-Baptiste Andrea relate l’histoire des deux guerres mondiales, la montée du fascisme et l’arrivée au pouvoir de Mussolini. L’auteur dépeint les deux vies tumultueuses de Mimo et de Viola. En effet, le niveau social a joué un rôle essentiel dans leur relation. Le lecteur est frappé par la vérité historique et par l’amour impossible entre les deux héros.

      Teinté d’autant d’événements malheureux, ce roman nous invite à découvrir les canestrelli, les orangers des Orsini et la pierre, toujours la pierre. La richesse de la plume de Jean-Baptiste Andrea demeure remarquable lorsqu’elle plonge dans l’évocation de certaines cités italiennes et de leurs monuments. De surcroît, des mots italiens foisonnent dans ce roman afin de restituer l’exceptionnel cadre italien et permettre ainsi au lecteur de vivre, durant la lecture, en compagnie des protagonistes.

      Quant au style de Jean-Baptiste Andrea, il se caractérise par une écriture poétique et immersive. La description détaillée génère des images vivantes et captivantes comme le prouve cet extrait : « juste un papillon médiocre, gris, un peu bleuté si l’on regardait en plissant fort les yeux » (p. 19).

      Complet, poétique, historique, émotionnel, tels sont les qualificatifs qui pourraient décrire ce roman qui raconte la vie de Mimo. Tout au long de la lecture, on a l’impression qu’il pourrait être l’alter égo de l’écrivain. Je vous conseille vivement de lire cette histoire pour en apprendre plus sur le rôle de Viola dans la vie de Mimo, pour découvrir comment Mimo est devenu un célèbre sculpteur, pour savoir si les deux héros réussiront à préserver leur amitié au fil des années et en fin de compte, pour s’immerger dans une atmosphère merveilleuse.

      Mennat Allah Mahmoud AMER

      Département de Langue et de Littérature Françaises (DLLF)

      Faculté des Lettres

      Université d’Alexandrie

      Humus

      Gaspard Koenig

      Editions L’Observatoire, 2023 (p. 379)

      Les petites créatures, salvatrices de la Terre

      Gaspard Kœnig est un écrivain français qui, depuis 2004, a écrit une quinzaine d’essais et de romans. Il est à la fois philosophe, essayiste, romancier et homme politique. Son ouvrage, Le révolutionnaire, l’Expert et le Geek a reçu le prix Zerilli-Marimo en 2016. Son dernier roman, Humus, publié en 2023, a été lauréat du Prix Interallié et du Grand Prix Jean-Giono.

      Humus se distingue des autres romans de G. Kœnig, car il traite d’un sujet écologique. Le roman raconte en effet les aventures de deux étudiants de la faculté d’agronomie et leurs recherches en lien avec les problèmes de la terre, de l’agriculture et du sol. Ces recherches se concentrent surtout sur l’utilisation des vers de terre pour résoudre ces problèmes. Au cours de la quête des moyens idéaux d’utilisation du vermicompostage dans le traitement du sol, ils rencontrent pendant leur voyage de nombreux personnages qui les aideront ou s’opposeront à eux dans leur ambitieux projet de sauvetage du sol et de l’environnement de la corruption humaine. Ainsi prend forme leur rêve impossible de changer le monde.

      C'est une histoire de terre et d'hommes dans la veine de la littérature réaliste. Kevin et Arthur sont les personnages principaux du roman, mais ils ne sont pas aussi valorisés que les vrais héros : les précieux vers de terre, représentés comme les sauveurs de l’Humanité, avec une abondance de détails qui révèle une documentation énorme de la part de l’auteur, et autour desquels tourne le thème principal du roman. La satire de la société française apparaît dès le début du roman et s’étend jusqu’à la fin ; l’auteur y critique tout : les grandes écoles, le capitalisme agricole et son greenwashing, le mépris entre les classes, les politiciens, les relations humaines pleines de cynisme et de perfidie.

      À mon avis, le sujet du roman est original et différent et c’est ce qui lui a donné un caractère spécial, en particulier le choix du mot "Humus", qui désigne l’une des couches de la Terre, comme titre du roman. Cela lui confère effectivement un intérêt particulier, surtout pour les étudiants en agronomie, mais c’est aussi un roman instructif pour les lecteurs profanes qui s’intéressent à l’écologie et à l’avenir de la terre. Ce que j’aime également dans ce récit, c’est que son sujet est universel et qu’il ne s’agit pas d’un pays en particulier. Le problème en effet touche le monde entier. Il invite à réfléchir sur les dangers qui menacent la Terre et l’environnement.

      Mais ce que je n’ai pas aimé, c’est la partie sur l’homosexualité de certains personnages et la mort de l’un d’entre eux pendant ces relations cyniques car je trouve que c’est contre-nature. C’est aussi dangereux pour l’Humanité et même pire que la menace chimique sur la Terre.

      Madiha Othmane

      Département de Langue et de Littérature françaises

      Faculté des Lettres

      Université de Tanta, Égypte


      Croix de Cendre

      Antoine Sénanque

      Éditions Grasset, 2023 (432 p.)

      Les cendres après les flammes

      « Il serra des poings et repoussa les prières qui toquaient à son cœur de moine. »

      L’auteur dont le nom de plume est « Antoine Sénanque » inscrit le récit de Croix de cendre dans l’Europe médiévale, affectée par l’événement tout récent de la peste. Ce roman paraît aux éditions Grasset et propose de plonger dans la psychologie de personnages religieux qui, tantôt se déchirent dans leurs comportements et leur foi, tantôt s’unissent par des convictions communes.

      Malgré leurs profonds liens d’amitié, le Moyen-Âge connaît une grande séparation entre les deux ordres religieux Dominicains et Franciscains. Les frères Antonin et Robert sont diamétralement opposés. Le premier est poli et éduqué, tandis que le deuxième est vulgaire et analphabète. Lorsque Robert se fait envoyer au bagne par l’Inquisiteur, cela fait office de catalyseur pour le prieur Guillaume et Antonin qui décident d’aller rencontrer Maître Eckhart, un théologien aux idées blasphématoires. De plus, nous découvrons que l’Inquisiteur est hostile aux mémoires que le prieur Guillaume est en train de rédiger. La raison en est que le prieur a confessé ses péchés, or si l’Inquisiteur met la main sur ses confessions et les remet à l’ordre (comme symbole de sa fidélité), ceux qui sont à la tête de l’ordre dominicain lui donneront plus de pouvoir.

      Tout d’abord, l’une des caractéristiques les plus frappantes de cette œuvre est son inscription à la fois dans les genres de la fiction et de l’histoire. Le côté historique offre une vraisemblance à l’intrigue, nous donnant l’impression que les événements se sont réellement passés. En plus de cette immersion, nous en apprenons plus sur les mœurs et les habitudes de l’époque. Par exemple, l’élément le plus surprenant dans cette lecture, pour les lecteurs qui ne sont pas familiers avec la langue française du Moyen-âge, est le langage cru des personnages, en vigueur à l’époque, notamment celui de Robert, dont le caractère se définit dès la première phrase du roman, la fameuse « On se gèle les couilles frère Antonin ! » Non seulement cela, mais on en apprend beaucoup sur un événement marquant d’une époque dans l’histoire : les ravages de la peste. Cette œuvre narrative, et par moments informative, vient cultiver l’esprit du lecteur et suscite son désir d’approfondir la recherche historique.

      Cependant, le rythme de l’histoire peut sembler lent, puisque le côté informatif prédomine souvent sur la narration de l’intrigue. En effet, le lecteur qui s’attend à la suite des événements voit le récit trainer. L’information se transmet aux dépens de l’action. De même, assez souvent, les actions et les dialogues profilent de façon trop évidente le message de l’auteur, comme au passage de la discussion entre Robert et Antonin qui critiquent ouvertement les faux dévots sans avoir évoqué le sujet précédemment. Cela peut nous sortir de l’ambiance de l’histoire. En outre, nous noterons que le style et la syntaxe simples sont au service de l’information, bien plus que de la narration, nous donnant l’impression de lire un livre d’histoire plutôt qu’un roman historique.

      Nous en venons à questionner l’intérêt d’un tel ouvrage, voire l’intérêt de toute œuvre qui relate des événements historiques à travers la fiction. Croix de Cendre jette en fait la lumière sur la réaction à l'événement clé de l'histoire (la peste), d’où toute la dimension psychologique du roman. De surcroît, Antoine Sénanque ne parle pas que de l’instauration des ordres religieux, mais aussi de leur effet sur la population. Lorsque nous introduisons des personnages fictifs

      dans une œuvre au cadre spatio-temporel historique, cela nous permet d’observer les dégâts causés par les événements majeurs. Dans la même perspective, Dostoïevski a composé dans Crime et Châtiments de longues pages qui ne sont pas centrées sur le meurtre du personnage principal, mais sur sa culpabilité et ses émotions face à son acte.

      Enfin, en psychologie, il existe ce que nous appelons « le biais de récence ». Ce dernier est la capacité à se rappeler plus facilement des événements récents et à négliger les plus anciens, dont l’histoire. De ce fait, Croix de Cendre et les autres romans historiques stimulent cette « négligence » commune et nous permettent de revenir dans le passé, en nous appuyant sur des personnages qui, de par leur psychologie, vont révéler les marques que les tragédies historiques ont laissées sur les hommes.

      Clarissa Ghantous

      Département de Lettres françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences humaines

      Université Saint-Joseph de Beyrouth

      Humus

      Gaspard Koenig

      Editions L’Observatoire, 2023 (p. 379)

      L’autodestruction de l’Homme

      « Les Romains le savaient bien : Homo vient d’humus. Homo vit d’humus. Puis Homo a détruit humus. Et sans humus, pas d’Homo. Simple. » Cette citation de Gaspard Koenig dans son livre intitulé Humus revient en effet sur un effet biologique qui se produirait dans la nature, au niveau des vers de terre, sur le sol. Ce qui signifie simplement que le roman va traiter la question de la crise écologique du 21e siècle, liée à la terre et à ses lombrics.

      La page de couverture de ce livre nous montre deux hommes assis par terre, en face de la ville, et l’ombre de l’arbre qui se trouve derrière eux ; sur le tronc de l’arbre, on peut remarquer qu’il y a ce qui ressemblerait à l’empreinte d’une main gravée dans le bois. Cette page de couverture est fidèle au roman puisqu’elle reprend le synopsis du livre tel qu’on peut le lire sur la quatrième de couverture : « deux étudiants en agronomie, angoissés comme toute leur génération par la crise écologique, refusent le défaitisme et se mettent en tête de changer le monde ». L’histoire de l’écologie au XXIe siècle ne passionne pas les nouvelles générations comme Gaspard Koenig l’aurait voulu. Néanmoins l’auteur choisit d’inventer des personnages qui feront face à une crise écologique moderne qui aurait lieu au cours de notre époque.

      Gaspard Koenig, philosophe, essayiste, romancier et homme politique français, essaye à travers son ouvrage de rendre hommage aux agriculteurs et aux travailleurs de la terre. En même temps, il veut déclencher une prise de conscience chez tous ses lecteurs, en montrant que dans notre monde actuel, les nouvelles générations ont du mal à mûrir et à s’engager dans la réparation des dégâts écologiques. Car même les évènements majeurs ne les impactent que longtemps après leur survenue, quand ils sont vus sur l’une des nombreuses plateformes des réseaux sociaux, et très peu sont ceux qui penseraient à écrire un roman focalisé sur le sujet de la crise écologique. Il constate de même que les adolescents et les enfants préfèrent choisir de lire un roman fantastique ou de science-fiction.

      Le roman se concentre sur deux personnages, Arthur et Kevin, qui se sont rencontrés pour la première fois pendant une conférence autour de la question environnementale impliquant des vers de terre. Le conférencier admet que la survie des vers de terre est en danger, avec l’usage des pesticides qui tuent le sol saturé de produits chimiques, dans le but d’accélérer la production des produits à forte demande. Suite à une succession d’évènements, Arthur et Kevin se séparent et chacun essaye de résoudre le problème de la crise écologique à sa manière. La solution que le roman nous suggère consiste à tenter de redonner vie aux vers de terre, et à les laisser effectuer leur travail sur le sol, sans l’usage de pesticides, qui leur est nocif et toxique. Cette solution s’appelle un « vermicompostage », terme biologique qui désigne la transformation des déchets organiques du sol. Cette technique repose sur le travail des vers de terre, et plus spécifiquement celui des vers rouges, et donne comme résultat la conversion de matières organiques humides en compost, par définition un engrais formé par le mélange fermenté de débris organiques avec des matières minérales. Ce mélange allège la terre et permet des économies d’engrais, de terreau et d’eau. Malheureusement, cette solution déclenche une série de révoltes violentes, puisque les producteurs rejettent cette technique et veulent plutôt faire usage de pesticides pour accélérer la production.

      Enfin, le message que Gaspard Koenig nous transmet dans ce roman est que cette crise écologique est bien réelle, mais que les populations ne veulent plus se concentrer sur ces questions, préférant plutôt rester en déni. Le résultat de cette négligence est une révolte de la nature qui prend la forme de catastrophes naturelles, comme les séismes, les ouragans, les tsunamis, les violentes tempêtes. Les crises naturelles choquent l’homme, lorsque la nature

      essaie par elle-même de se réhabiliter après les dégâts qu’il a lui-même provoqués. Si l’homme prenait soin de la nature, la nature de même prendrait soin de l’homme, mais s’il détourne les yeux, il demeurera aussi indifférent à la nécessité de s’occuper de la nature qu’à la beauté qu’elle lui offre.

      Firas Zoabi

      Département de Lettres françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences humaines

      Université Saint-Joseph de Beyrouth

      Proust, roman familial

      Laure Murat

      Éditions Robert Laffont, 2023 (256 p.)

      Échapper à un monde de restrictions

      « La véritable vocation de la stylistique aristocratique consiste à convaincre "les autres" de la légitimité d'un pouvoir intact, comme si la Révolution française n'avait jamais eu lieu, et de justifier le forfait du privilège. » Dans ce roman publié aux éditions Robert Laffont, l’auteure Laure Murat élabore une critique détaillée du monde aristocratique français, auquel elle appartenait, en utilisant comme support les romans de Marcel Proust. Ce roman sert pour l’autrice à attirer le lecteur vers un monde plutôt oublié et mal connu en exploitant son histoire personnelle pour raconter comment elle a été négligée par sa famille, et ainsi attirer la sympathie.

      Ce roman commence à Los Angeles, lorsque Murat regarde une série britannique « Down Town Abbey ». Un passage insignifiant où, dit-elle, « un maître d'hôtel qui mesure l'écart correct et symétrique entre tous les couverts disposés sur la table » lui rappelle son pays de naissance. Laure Murat décide d’écrire un roman à la fois d’analyse proustienne et d’autobiographie. Grande passionnée de Marcel Proust parce qu'il l'a aidée à se découvrir elle-même, à découvrir notamment sa sexualité, l’auteure décrit surtout le monde aristocratique français sur lequel Proust a abondamment écrit, un milieu dont Murat faisait partie. En effet, elle est descendante des deux aristocraties françaises d’Empire et d’Ancien Régime. Deux aristocraties très différentes qui ne s’appréciaient pas beaucoup. En vérité, Proust l’a aidée à s’échapper de ce monde après que sa famille l'ait reniée pour son homosexualité. Proust a connu les ancêtres de Laure Murat et les a mentionnés sous de faux noms.

      Désormais professeur d’université, Laure revient dans ce récit, de manière détaillée, sur le mode de vie aristocratique français. Elle aborde les questions et les thèmes liés aux relations familiales, s’attardant sur les opinions politiques et sociales de cette classe, les relations inter-noblesse et entre la noblesse et le peuple commun, traitant du prestige, de l’hypocrisie, d’histoire et de secrets, et bien sûr de Proust. Elle répond à ces thèmes en nous relatant sa vie froide et difficile, avec des relations plus ou moins compliquées avec la famille, et une relation très tendue avec sa mère. Une double vie, où elle devait s’astreindre à porter un masque pour cacher sa vraie personnalité. Une vie surchargée de codes et de règles, de protocoles compliqués et de médisances.

      Nous pouvons lui reprocher que son livre exclue une partie de la population, en brandissant une sorte de placard avec la mention « Proustiens Only », s’adressant à ceux qui sont autorisés à lire le livre. Cela est dû au fait que le roman, l’essai plutôt, ne peut pas être totalement compris sans que le lecteur ait lu À la recherche du temps perdu. En outre, en tant qu’historienne, son sujet de l’aristocratie française ne peut être véritablement intéressant que pour les autres historiens passionnés d’histoire de France.

      Cependant par certains aspects, Proust, roman familial a réussi à intéresser des lecteurs qui ne se sont pas ennuyés. Bien au contraire, l’histoire de cette femme qui a assumé son identité dans un monde de tromperie, pourrait vraiment intéresser un public « ordinaire », notamment pour sa sexualité interdite. Il est important de noter que si elle était restée silencieuse et avait vécu sa sexualité en secret, il n'y aurait eu aucun problème. Mais comme elle a refusé ce silence et a fait son coming-out publiquement, elle devient une rebelle, défiant les autorités qui l'entourent et l'ordre social. Cette posture peut captiver les lecteurs d'aujourd'hui qui peuvent s’identifier à elle.

      Ce livre attire les écrivains et les amoureux de la littérature. Mais le style d’écriture est difficile à appréhender pour les nouveaux lecteurs ou les personnes peu familiarisées avec la littérature et surtout Proust. Laure Murat cite d'ailleurs dans son livre les critiques de Proust, lui reprochant d'avoir de longues phrases qui semblent interminables, le rendant incompréhensible, obligeant le lecteur à relire encore et encore les mêmes passages, pour s’efforcer de donner un sens à ce qui est écrit… C’est employer un style effectivement très lourd. Et cela est logique étant donné qu’elle est professeure de littérature française à l’UCLA (USA) et qu’elle enseigne Proust aux doctorants.

      Au final, ce livre n'est pas un roman habituel dans lequel vous vivez des aventures avec des protagonistes, partageant leurs joies et leurs souffrances. Il s'agit d'un essai sévère de critique familiale et d'une discussion sur une multitude de thèmes. Laure Murat nous transmet le récit de sa transformation radicale de princesse à professeure universitaire de littérature française entre autres, lesbienne et vivant avec une femme à Los Angeles après avoir coupé les ponts avec toute sa famille.

      Mohamed Ali Fayoumi

      Département de Lettres françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences humaines

      Université Saint-Joseph de Beyrouth


      Sarah, Susanne et l'écrivain

      Éric Reinhardt

      Editions Gallimard, 2023 (420 p.)

      Un chemin de femme et d’écriture

      « Bizarrement, elle se sent seule, sale et honteuse, coupable, abandonnée. Épuisée de ses souffrances physiques et psychologiques, elle appelle son mari à l’aide, hurle son ressentiment et son dégoût, mais il se défile » … Que peut-il arriver de pire à cette femme atteinte d’un cancer dévorant son corps ?

      C’est à Dijon en Bretagne que le lecteur fait la connaissance de Sarah, une femme mariée depuis vingt-et-un an et mère d’une famille de deux enfants. Elle vit dans une grande maison qu’elle aime beaucoup. Férue d’art, Sarah décide de se consacrer à ses passions. Son mari est gentil et peu contrariant mais Sarah est malheureuse car elle ne se sent plus aimée comme autrefois. Son mari se retire en effet chaque soir dans son bureau la laissant seule avec ses enfants et ne revenant que très tard. Par ailleurs, elle découvre chez leur notaire que son mari possède soixante-quinze pour cent de la maison et se retrouve ainsi face à une répartition typiquement patriarcale. Son mari lui promet de rectifier cette anomalie mais les mois passent et rien ne change ni n’évolue, ni sur le front notarial, ni sur celui des soirées closes de son mari… jusqu’au jour J, où Sarah décide d’administrer à son mari un électrochoc…

      La décision qu’elle prend provoquera un enchaînement d’évènements aussi bouleversants qu’imprévisibles.

      Page après page, Eric Reinhardt nous offre une histoire à l’intérieur d’une histoire, à partir d’une confidence d’une de ses lectrices, Sarah. Dans ce subtil jeu de miroirs, l’auteur évoque les thèmes qui lui sont chers ; la vie du couple, les relations toxiques qui peuvent naître et s’installer au fil du temps, le mal-être de ceux qui subissent mais aussi le travail de l’écrivain, son écoute et notamment son rôle de soignant déjà évoqué dans ses œuvres précédentes (notamment La Chambre des époux).

      Ce qui est surprenant dans ce roman noir, c’est qu’on peut s’immerger dans la tâche d’écriture de l’auteur. Reinhardt invite le lecteur à l’accompagner dans la création de cette pépite. Il nous montre comment il sculpte Suzanne à partir de Sarah et comment s’affranchir de l’une pour mieux cerner l’autre. Et tout cela, en nous plongeant dans la beauté des mots…

      Daad Tabbikha

      Département de Lettres françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences humaines

      Université Saint-Joseph de Beyrouth

      Veiller sur elle

      Jean-Baptiste Andréa

      Éditions L’iconoclaste, 2023 (592 p.)

      Une fresque poétique

      Arrivé au terme de sa vie, Michelangelo Vitaliani, dit Mimo, remonte le cours de son existence. Le narrateur nous relate son histoire qui se déroule au XXème siècle, en Italie.

      Mimo a 13 ans lorsqu’il arrive dans son pays d’origine. Né dans une famille pauvre, il est rapidement orphelin puisque son père meurt à la guerre et que sa mère se trouve contrainte de se séparer de lui. Elle le confie à un parent éloigné, tailleur de pierre, dont il va devenir l’apprenti. Zio Alberto, son nouveau tuteur, est un personnage cruel, un ivrogne pauvre et sans talent, qui développe une certaine jalousie pour son apprenti. Lorsqu’ils déménagent à Pietra d’Alba, un petit village italien, Mimo fait la rencontre de Viola, une jeune fille qui va le façonner et changer sa vision de la vie. Issue d’une riche et puissante famille italienne, Viola Orsini est dotée d’une curiosité et d’une imagination sans limites. Éduquée dans l’aristocratie, elle tente à son tour d’instruire son nouvel ami en lui offrant des livres appartenant à la bibliothèque de son père, à laquelle l’accès lui est normalement interdit. Mimo quittera Pietra d’Alba pour Milan, puis Florence et Rome. Son talent et son génie seront reconnus mais mis à l’épreuve par des figures plus puissantes, plus fortes et mieux nées que lui, cet homme petit, au physique repoussant. Le personnage principal connaîtra des périodes plus sombres que d’autres, et ne rencontrera pas toujours des gens bien intentionnés.

      Le récit est narré en deux temps, le présent d’une part, où Mimo se meurt lentement dans un recoin du monastère où il a passé 40 ans, et d’autre part, le fil de sa vie passée. Le lecteur est rapidement happé par la narration et s’empresse de connaître la nature de son talent mais surtout le mystère qu’il y a autour d’ « elle », la fameuse statue cachée dans les sous-sols de la Sacra.

      C’est un roman passionnant, à la fois intemporel et assez proche de nous puisqu’il ne se déroule qu’au siècle dernier. L’œuvre de Jean Baptiste Andréa mêle l’art, la richesse et la beauté de l’Italie au mystère et à la puissance des grandes familles italiennes. Le style est soutenu, même si le roman se lit aisément et la narration s’apparente parfois à celle du roman historique. En effet, l’auteur nous emmène dans une Italie en pleine montée du fascisme, il décrit longuement des paysages et des lieux comme le Vatican, la Sacra, Rome, et mentionne des noms ayant réellement existé, notamment la famille Orsini. La sculpture, la loyauté et le rang social sont les thèmes principaux de cet œuvre. L’auteur réussit à restituer le talent de Mimo sur une toile de fond de Renaissance, transportant le lecteur à travers les siècles en dépeignant les formes et courbes mais surtout la grâce qui se dégage des sculptures. C’est aussi un récit d’apprentissage, dans le sens où le lecteur est témoin des liens qui se font et se défont, et voit Mimo devenir plus fort au cours de sa vie face à ceux qui le méprisent, et être plus fiable pour ceux qu’il aime. La notion de loyauté est en effet au centre de l’œuvre. Enfin, le contraste étonnant entre la jeune Viola et Mimo est mis en avant : au début du roman, les lettres que lui envoie sa mère et celles qu’il reçoit de Viola sont bien différentes, l’une d’elles est analphabète et l’écriture n’est jamais la même sur le papier. L’autre emploie au contraire des mots fins et délicats. Cette différence entre eux, entre lui et toute l’aristocratie, accentuée par sa taille et son statut d’artisan ne va pas lui faciliter la vie. Mimo devra ainsi faire face à d’autres épisodes le renvoyant à son statut, qui parfois l’affecteront profondément.

      Ce roman a décroché le Prix Goncourt 2023 pour l’époustouflante fresque historique qu’il dessine, ainsi que pour tout le mystère bâti autour de cette statue, dont le lecteur brûle d’envie de savoir le secret.

      Clara Dugué

      Département de Lettres françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences humaines

      Université Saint-Joseph de Beyrouth

      Triste tigre

      Neige Sinno

      Éditions P.O.L, 2023 (288 p.)

      Le rugissement de l’âme

      « Ils violent parce qu’ils peuvent, parce que la société leur donne cette possibilité, parce qu’on leur a donné l’autorisation, et que quand un homme a la permission de violer, il viole. »

      C’est à travers un récit brutal, transparent et explicite que Neige Sinno, auteure, narratrice et personnage principal de Triste Tigre dénonce son beau-père violeur. Publié aux éditions P.O.L., ce « roman message » va vite attirer les foules de par sa subtilité et sa sensibilité, alternant entre le point de vue de la victime et celui du bourreau, afin de tenter de comprendre ce dernier.

      Tout commence dans un petit village des Alpes, où plus tard tout le monde saura et tout le monde se taira, lorsqu’une mère célibataire hippie fait la connaissance d’un homme plein d’énergie. Celui-ci deviendra le beau-père de deux petites filles, et cette heureuse famille reconstruite s’installera dans un chantier inachevé. C’est là que la mère désormais remariée va mettre au monde deux nouveaux enfants pour compléter cette famille idéale. C’est dans ce chantier inachevé que les quatre enfants vont grandir, travaillant pour finir la maison, et s’aventurant en nature comme leurs parents. C’est surtout dans ce chantier inachevé, qu’entre 7 et 14 ans, Neige, la fille ainée, subira les viols répétés de son beau-père.

      L’auteure rapporte ainsi le récit des viols, mettant à nu l’atrocité de l’acte. Certes, le traumatisme a brouillé les détails temporels, l’empêchant de se rappeler avec certitude son âge au début des viols, mais les lieux restent, gravés dans la mémoire. Le chantier inachevé, le lit conjugal, toutes les chambres de cette maison incomplète.

      Plus tard, bien après avoir quitté son village natal pour ses études, Neige décide enfin d’agir et dit la vérité à sa mère. Ensemble, elles vont porter plainte, et le beau-père, toujours anonyme, sera incarcéré. Il fera 5 ans de prison au lieu de 9, sous prétexte qu’il est un prisonnier modèle, et refera sa vie avec une autre femme et de nouveaux enfants.

      Neige Sinno met en exergue les actions atroces d’un homme qui était censé la protéger. Elle se questionne sur les motifs du bourreau, tentant vainement de le comprendre. Elle établit un pacte avec le lecteur, aménageant un espace sécurisé où tout peut être dit. Elle raconte tous les évènements de son enfance avec la froideur caractéristique d’une victime, mettant un écart entre la petite Neige violée et la Neige auteure. En divisant son livre en deux grands chapitres, portraits et fantômes, elle creuse davantage l’écart entre les deux personnages. Elle affirme qu’une victime de viol est « damaged for life », et que c’est son cas à elle.

      Effectivement, l’auteur n’a jamais fait de psychanalyse ni de psychothérapie, et n’a pas l’intention d’en faire. De plus, elle soutient que ce livre n’est pas sa thérapie, et que, comme toute chose qu’elle a faite, ce livre n’est pas pour elle. « Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans. » Le silence, la plainte, le procès public, et maintenant ce livre, toutes les décisions de la narratrice autodiégétique sont influencées par la situation de sa fratrie. Lorsqu’elle devait se taire, elle s’est tue. Lorsqu’elle devait les protéger, elle s’est plainte.

      Certes, Triste Tigre a des apparences de roman-message, mais quel autre message fait-il passer si ce n’est que le viol, c’est mal ? Non, cela est évident. Triste Tigre est un coup de poing qui pousse à une réflexion au sujet des victimes et des bourreaux. Dans quel monde juste un violeur purge-t-il une peine plus courte que la durée de son crime ? Le viol est ainsi question de

      permission, mais aussi de pouvoir car son but est de dominer. Les hommes violent car ils le peuvent.

      Les nombreuses références littéraires allant de Vladimir Nabokov à Toni Morrison, rapprochent ce livre de classiques qui traitent du même sujet. Cependant, le texte de Sinno est facile à lire d’un point de vue syntaxique, et de par ses chapitres courts et concis, mais il n’est pas accessible à tous. La complexité du livre réside en effet dans l’alternance entre l’innocence de l’enfant dissociée de son corps abusé, et le récit détaillé de l’acte sexuel. Nous pouvons reprocher à ce livre d’être trop explicite, trop sexuel, trop direct. Les scènes de viol sont décrites de manière extrêmement détaillée, presque insupportables.

      Finalement, ce livre n’est pas le genre à être lu d’une traite un après-midi de novembre. C’est un livre brutal, qu’il faut refermer plusieurs fois pour s’en écarter. La beauté et l’atrocité qui en émanent résident toutes deux dans son réalisme. Neige Sinno fait fondre tous les tabous et aujourd’hui, elle écrit ce livre pour toutes les autres Neige du monde, qui cherchent désespérément une vie après l’abus.

      Yara Ghossoub

      Département de Lettres françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences humaines

      Université Saint-Joseph de Beyrouth


      Dominique Barbéris

      Une façon d’aimer

      Éditions Gallimard, 2023 (208 p.)

      Une Princesse de Clèves contemporaine

      « On marchait en silence, m'a dit Sophie. Maman n'a jamais parlé beaucoup. Ces promenades en silence le long de la mer, c'est un de mes souvenirs. Peut-être que le silence est une façon d'aimer – c'est une phrase que j'ai lue, ou que j'ai entendue. Je ne sais plus. »

      C’est en explorant des photographies d'antan, des vieilles lettres et des films, que Dominique Barbéris, écrivaine et enseignante universitaire, ravive l'histoire sentimentale de Madeleine au cœur de l'atmosphère exotique du Cameroun. Ce personnage se trouve pris entre les réalités de sa vie conjugale et ses désirs sacrifiés, donnant ainsi naissance à un récit teinté de la nostalgie du temps passé.

      À l'âge de vingt-sept ans, en 1958, Madeleine scelle son destin en épousant Guy pour le suivre de Nantes jusqu'au Cameroun, où il exerce en tant que négociant en bois. Passant d'un environnement provincial modeste et paisible à un pays africain, la jeune femme, devenue mère d'une petite fille, se familiarise avec la société à Douala. Sous la chaleur tropicale, l'inquiétude et l'incertitude face à l'avenir émergent progressivement, créant ainsi un climat de tension de plus en plus palpable. Malgré cela, les soirées semblent insouciantes en surface, mais dissimulent en réalité l'angoisse et l'ennui. Entre danses et alcool, des liaisons faussement secrètes se tissent, nourrissant les conversations. Cette femme, discrète malgré sa beauté austère et sa grande timidité, tombe sous le charme d'Yves Prigent, un administrateur dont la réputation d'aventurier achève de la séduire. Au bout d’un séjour de quatre ans, Madeleine et Guy retournent à Nantes, gardant le silence sur leur expérience africaine.

      Dominique Barbéris explore avec une infinie mélancolie l'histoire de Madeleine : une histoire paisible, celle d’une vie retirée et discrète marquée par un éphémère élan de folie, une romance secrète. Comprendre ce qui se passe dans la vie de cette femme demeure une tâche ardue. « Avec son élégance d'une autre époque, discrète et raisonnable », arborant « comme une ombre du passé » qui persiste en elle, la protagoniste aura continué en silence sa vie d'épouse irréprochable, confinant à jamais ses désirs non seulement dans le registre des souvenirs, mais aussi dans celui des possibilités perdues. Les ressorts de la personnalité de ce personnage principal nous sont impénétrables, comme cette scène avant le départ où elle se dérobe aux gestes de tendresse de son mari pour une raison qui ne sera jamais élucidée.

      Au fil du texte, dès la brève introduction, la narratrice nous plonge au cœur des réflexions sur la mémoire, soulignant sa fragilité ainsi que l'importance de la rémanence et de l'interprétation des souvenirs. Ces thèmes occupent une place importante, tout comme les observations sur les livres, les écrivains et le cinéma. La deuxième partie nous entraîne dans l'évolution de la vie du personnage. À travers Madeleine, l’autrice explore également le destin de nombreuses femmes de sa génération, celle de la guerre. Elle excelle à capturer l'atmosphère de l'époque, la vie en province et le milieu social. Elle en restitue avec précision le climat, révélant les non-dits, les tabous et cette forme de pudeur d'antan qui finissait par entraver les relations affectives. La troisième partie se déroule à Douala, au Cameroun, à la toute fin des années 50. La vie semble s'être ralentie, presque figée. C’est dans cette lignée d’idées qu’on se pose cette question : Madeleine a-t-elle vécu ou seulement existé ? C’est au fil du roman qu’on découvre qu’elle a bel et bien vécu et chéri chaque instant dans le silence. Le silence est son langage de communication, d’amour, de colère et de plaisir. Elle aime en silence et vit toutes sortes

      d’émotions à travers lui. Le.a lecteur.rice ressent cela via la plume délicate de l’autrice qui tisse en toute beauté ce silence aussi expressif que poétique.

      En somme, ce roman sensuel fait revivre le portrait d’une femme sensible ayant subi de forts changements dans sa vie, passant par le mariage, la maternité, la solitude ainsi que le déménagement au Cameroun et sa relation avec un autre homme. La vie de Madeleine demeure un mystère dans la mesure où la fin s’achève sans que rien ne soit élucidé. Ce livre n’est au final qu’une brève intrusion dans le silence infranchissable de ce personnage resté secret jusqu’au bout.

      Léa Chidiac

      Département de Lettres françaises

      Faculté des Lettres et des Sciences humaines

      Université Saint-Joseph de Beyrouth



      Triste tigre

      Neige Sinno

      Éditions P.O.L, 2023 (288 p.)

      Le courage de Neige

      Le livre Triste Tigre a été écrit par Neige Sinno et publié le 17 août 2023 aux Éditions P.O.L.

      Neige Sinno, née le 22 mai 1977 à Vars dans les Hautes-Alpes, a subi des viols répétés de son beau-père pendant son enfance entre l'âge de 7 et 14 ans.  Elle a porté plainte en 2000, et son agresseur a été condamné à neuf années d'incarcération.

      Après une thèse en littérature américaine, elle s'est consacrée à l'écriture et à la traduction. Avant son ouvrage Triste Tigre, elle a publié un recueil de nouvelles et un essai sur les figures du lecteur, qui a remporté le prix Lya Kostakowsky.

      Le livre a été bien reçu par le public et avec de bonnes critiques, remportant plusieurs prix littéraires, dont le Prix Femina et le Prix Goncourt des lycéens 2023. Étant finaliste pour le Prix Goncourt, il a été salué pour ses qualités littéraires et sa forme audacieuse qui lui a fait aborder un sujet sensible.[1]

      Le récit de Neige Sinno a été décrit comme la révélation de l'automne littéraire. Ce livre a fait du bruit et secoué en effet certains tabous liés aux agressions sexuelles. Par ce témoignage fort et intelligent, l’auteure a suscité une prise de conscience des violences faites aux enfants, avec un grand nombre de victimes partageant leurs histoires.

      Triste Tigre de Neige Sinno est un livre qui aborde le thème du viol et de la résilience des victimes. L’auteure est une survivante d'inceste, qui raconte son histoire d'enfance et aborde la complexité des expériences traumatiques.

      L'auteure partage avec le lecteur son expérience personnelle et son évolution, notamment sa décision de parler publiquement de son histoire, et soulève des questions sur la résilience, la justice et la capacité de l'individu à surmonter les épreuves.

      Le livre met notamment en lumière la nécessité de reconnaître la diversité des réactions face aux traumatismes et de ne pas imposer de jugement moral sur la capacité à surmonter ces épreuves.

      En tant que lecteur, je suis profondément touché par ce livre, qui dépasse les frontières du simple récit de viol et devient un véritable choc émotionnel, littéraire et moral.

      Le langage de Neige Sinno est puissant et sa capacité à aborder des sujets tabous se déploie avec une rare sincérité.[2]

      Le roman est structuré autour de trois temps : le passé, le présent et l'avenir. Dans le passé, Neige subit des violences sexuelles de la part de son beau-père, qui est condamné à neuf ans de prison. Dans le présent, elle est adulte et tente de reprendre le contrôle sur sa vie, mais continue néanmoins de subir les conséquences psychologiques de ses expériences passées. Dans l'avenir, Neige envisage de quitter son village d'origine et de commencer une nouvelle vie ailleurs.

      Triste Tigre est un livre qui, malgré son sujet difficile, constitue un véritable réveil de la littérature. L’autrice réussit à aborder des questions complexes et à partager son expérience de manière à la fois émouvante et engageante. Le texte est simultanément poignant et courageux, offrant une vision unique sur la résilience et la capacité de l'humanité à surmonter les traumatismes.

      Dans le livre, Neige Sinno partage son expérience de parole à son beau-père, qui est condamné et incarcéré. Cette scène est un exemple de la résilience et de la force de la jeune fille, qui refuse d’être victime et décide de prendre le contrôle de sa vie.

      Ex. « Trébucher mais, encore une fois, ne pas tomber. Ne pas tomber. Ne pas tomber » (page156)

      Merci, Neige Sinno, pour ce courage et pour ces mots éclairants. La littérature ne vous aura pas sauvée mais elle nous aura permis d'ouvrir grand les yeux. C'est définitivement un livre qui mérite d'être lu.

                                                                 

      Nicolas Saadeh

      Département de Français

      Faculté des Sciences humaines

      Université Nationale An-Najah

       

      Aucun commentaire:

      Enregistrer un commentaire